Nathalie Bernard, Le Dernier sur la plaine

Bernard - Le Dernier sur la plaineL’obscurité s’installe et la température descend de plusieurs degrés. Nous faisons ensuite halte dans une cuvette. Épuisé, je m’enveloppe dans mon manteau en peau de bison et me blottis contre le ventre chaud de Tami. Quand je n’ai plus froid, je lève les yeux vers le ciel. Mes prunelles se remplissent d’étoiles et j’ai soudain la sensation de prendre un bain dans l’éternité.

Traçant des traits imaginaires d’une étoile à une autre, je pense à mon père, à mon frère, à ma grand-mère, à ma mère… Bientôt, tous ces traits forment deux losanges distincts, comme deux yeux qui me regardent fixement.

Je grogne.

Pour le moment, je ne veux plus penser à ma mère.

Thierry Magnier, pages 106-107

1860, les grandes plaines américaines sont peu à peu ratissées par les colons qui, sur leur passage, tuent ou parquent les Indiens, et laissent une terre souvent désolée. Quanah Parker est métisse. Il est le fils du grand chef Peta Nocona et d’une blanche. Lorsque le premier est assassiné au cours d’une attaque et que la seconde se rend, il chevauche avec son petit frère pour retrouver leur tribu. Mais leurs yeux clairs les rendent suspects auprès de celleux qui étaient les leurs auparavant. Quanah reprend donc sa chevauchée à travers ce territoire immense qui ne devrait appartenir à personne. Des années durant, il lutte, aime et construit, mais la marche de l’Histoire ne laisse ici aucun doute : il sera le dernier chef comanche libre.

Inspiré de faits réels, ce roman nous emporte dans la poésie des espaces immenses et arides où les existences trouvent leur équilibre entre nature, spiritualité, culture et communauté. Nathalie Bernard a effectué un travail conséquent de recherche pour constituer ce texte qui nous emporte dans une logique de vie absolument étrangère à nos yeux d’Européen.ne.s du XXIe siècle, et qui néanmoins nous saisit. J’ai retrouvé la fascination que petite je ressentais face à Danse avec les loups, la colère en supplément. Une histoire vieille de 160 ans et qui toutefois entre en résonance parfaite avec les logiques économiques impérialistes et consuméristes contemporaines. C’est affolant.

Et pourtant, malgré la fin, persiste une lueur d’espoir. Car même si elle risque constamment d’être brimée, la liberté qui se dégage de ces pages est d’une force vibrante. Alors, on a envie de lire et de faire un.e avec notre mustang (celui qu’on a dans la tête à tout le moins) pour continuer à galoper.

Découvrez aussi Sans foi ni loi de Marion Brunet et Le Gang de la clef à molette d’Edward Abbey.

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Goliarda Sapienza, L’Art de la joie

Sapienza - L'Art de la joieLe mal réside dans les mots que la tradition a voulu absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux… Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation.

J’appris à lire les livres d’une autre façon. Au fur et à mesure que je rencontrais certains mots, certains adjectifs, je les sortais de leur contexte et les analysais pour voir s’ils pouvaient être employés dans « mon » contexte. Dans cette première tentative d’identifier le mensonge caché derrière des mots qui avaient, y compris sur moi, un pouvoir de suggestion, je m’aperçus de combien d’entre eux et donc de combien de fausses idées j’avais été victime. Et ma haine grandit jour après jour : la haine de se découvrir trompé.

Pocket, page 214

L’Art de la joie est un de mes romans capitaux, de ceux qui forgent plus qu’on ne le pense : le goût littéraire, le plaisir de la langue, la culture du politique, l’amour libre et l’amour de la liberté. Deuxième lecture pour ce pavé dans ma mare intime, et toujours la même émotion, proche de la révélation.

Née avec le XXe siècle, Modesta est tout à la fois : aimante, amante, cruelle, curieuse, passionnée, obstinée, détachée, libertaire, libertine, socialiste, princesse, inébranlable, érudite, imprévisible, ambitieuse, poétesse, oratrice, violente, amoureuse, sicilienne. Aucune contradiction ne peut avoir raison d’elle et de la conviction qu’elle met dans chacune de ses actions. Elle est intransigeante et ne connaît que peu l’indulgence. Masure, couvent, palais, villa, prison, studio : autant de toits pour ses idées et ses audaces.

Goliarda Sapienza dépeint avec une force déconcertante des personnages radicaux, qui parfois paraissent incompatibles, mais sont surprenamment complémentaires. Ils sont les modèles d’une Italie façonnée par des temps incertains. En pleine période fasciste, l’engagement de Modesta est un formidable terreau intellectuel et politique. Elle regarde et pense le monde, les relations et le pouvoir, bien éloignée de tous les poncifs étriqués. Incontestablement autonome, elle est très entourée, d’êtres et de fantômes. Tous tissent la toile de fond de sa vie et sont les témoins de son existence impétueuse. Amoureuse, épouse, mère et grand-mère, Modesta l’est à sa manière et, incidemment, cela morcelle le schéma dominant, pour trouver un équilibre autre, parfois précaire mais authentique.

Modesta et Goliarda ne font pas qu’une, et pourtant l’autrice donne le sentiment d’incarner pleinement son héroïne. On retrouve l’originalité d’une pensée et un décalage, parfois seulement infime mais toujours présent, avec les autres. Cela tient à la poésie des mots : une justesse et une précision dans l’écriture qui, en dressant une atmosphère palpable, ouvre la porte à la réflexion et à l’imagination.

Décidément, Goliarda Sapienza sait me toucher et m’impressionner.

De la même autrice, lisez Rendez-vous à Positano.

Découvrez aussi Les Oreilles de Buster de Maria Ernestam et Le Voile de Téhéran de Parinoush Saniee.

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Amin Maalouf, Un fauteuil sur la Seine

Maalouf - Un fauteuil sur la SeineCe sont, toutefois les premières phrases du discours qui restèrent dans la mémoire du public rassemblé sous la Coupole ce jour-là, le jeudi 3 décembre 1840. On s’attendait à ce que le nouvel académicien répondit, d’une manière ou d’une autre, au tollé insultant qui avait accueilli son élection face à Victor Hugo ; mais Flourens ne s’était pas contenté de justifier sa présence à l’Académie française. En quelques paragraphes brefs, il avait su rendre compte d’un véritable phénomène de civilisation. S’élevant au-dessus des querelles entre « classiques » et « romantiques », entre républicains, bonapartistes, orléanistes ou légitimistes, et au-dessus des inévitables conflits de personnes, il avait rappelé à ses confrères qu’un monde nouveau était en train de naître, dans lequel la science, son esprit, ses méthodes et ses applications allaient jouer un rôle déterminant. Et pas uniquement dans les domaines du savoir ou de l’enseignement ; en France, comme en Angleterre, comme dans d’autres pays, la généralisation des machines allait produire de nouvelles relations entre les hommes, de nouvelles doctrines politiques et philosophiques, transformant à la fois l’existence matérielle et la vie intellectuelle de la population entière.

Le Livre de Poche, page 166

Lorsqu’il est élu, chaque nouvel académicien prononce un discours qui rend hommage à son prédécesseur. Voilà une coutume qui a vu le jour dès la création de l’Académie française. Amin Maalouf est allé plus loin, puisqu’il est remonté jusqu’en 1634 pour retracer les vies et les aventures des dix-huit hommes (Académie française oblige, ça aurait été dommage qu’il y ait des femmes dans le lot) qui se sont succédés et ont occupé le 29fauteuil – celui sur lequel il siège dorénavant. Ce faisant, on remonte quatre siècles d’histoire de France, tantôt dans une approche politique, intellectuelle, artistique, littéraire ou scientifique. Toujours du point de vue d’une élite française reconnue (Académie française oblige, bis).

Amin Maalouf nous livre un kaléidoscope historique qui ne vise pas l’exhaustivité. L’entreprise est considérable et assez réussie. Cependant ses phrases, qui cherchent dans le même temps l’ampoule et la sobriété, ont eu tendance à m’exaspérer (Académie française oblige, ter). L’on a parfois l’impression que l’auteur hésite entre le roman, l’anecdote et la rigueur historique : l’équilibre, dur à trouver, manque. Faire d’un fauteuil un lieu de mémoire permet de retracer une histoire incarnée où les noms connus éclairent ceux qui se sont perdus dans l’oubli et d’offrir un panorama historique accessible. C’est intéressant mais un peu trop propre et démago pour ne pas être, au moins un peu, ennuyant.

Découvrez aussi Les Vies de papier de Rabih Alameddine et Je, François Villon de Jean Teulé.

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Stephen King, 22/11/63

King - 22-11-63Mais Sadie et moi, on s’en est payé une tranche. Fondant est devenu notre nom de code, et nous nous sommes beaucoup régalés cet automne-là.

Nous étions discrets, mais forcément il y avait des gens qui le savaient. Il dut y avoir quelques potins, mais il n’y eut pas de ragots. Dans les petites villes, les gens sont rarement malintentionnés. Ils connaissaient la situation de Sadie (approximativement en tout cas) et comprenaient que nous ne pouvions nous engager publiquement, du moins pendant un certain temps. Elle n’est pas venue chez moi, ce qui aurait provoqué des commentaires déplacés, et je ne suis jamais resté chez elle au-delà de 22 heures, ce qui aurait également déclenché des commentaires inappropriés. J’aurais pu ranger ma Sunliner dans son garage pour passer la nuit chez elle, mais sa Coccinelle Volkswagen, si petite fût-elle, l’emplissait quasiment d’un mur à l’autre. Je ne l’aurais pas fait, de toute façon, car quelqu’un l’aurait su. Dans les petites villes, tout finit toujours par se savoir.

Le Livre de Poche, page 485

Il paraît que 22/11/63 n’est pas un livre représentatif de l’œuvre de Stephen King. Du coup j’ai choisi un extrait qui ne reflète pas le nœud de l’intrigue, ça me paraissait cohérent. De toute façon, sur plus de mille pages, forcément, il y a un peu de tout. Et il se trouve qu’en plus de voyager dans le temps et de changer le cours de l’histoire, Jake Epping devient George Amberson et tombe follement amoureux de sa collègue bibliothécaire, Sadie Dunhill. En voilà une bonne nouvelle – surtout qu’il paraît que les élèves aiment toujours voir deux profs se mettre ensemble. Sauf que ça complique une situation déjà difficile. Car Jake/George a hérité d’une lourde tâche, difficilement conciliable avec son idylle : arrêter Lee Harvey Oswald et sauver John Kennedy. Rien que ça.

Reprenons du début. Jake Epping est un prof de littérature à l’université, divorcé, qui n’a pas la larme facile (c’est la première phrase du livre et l’auteur nous le rappelle environ toutes les 83 pages, au cas où). Un jour, il est profondément bouleversé par un devoir rédigé par le concierge du lycée : celui de l’assassinat de sa mère et de ses frères et sœurs par son père. Un autre jour, il se trouve être le confident d’un secret inexplicable : à l’arrière d’un petit boui-boui qui vend des hamburgers pour un prix dérisoire, existe une sorte de faille qui emmène tout droit en 1958, toujours le même jour à la même heure. Chaque passage remet les compteurs à zéro : c’est donc l’opportunité rêvée d’empêcher des événements tragiques d’avoir lieu, qu’ils soient à l’échelle personnelle ou internationale. Jake/George se laissé embarquer, et c’est au cours de l’un de ces voyages qu’il rencontre la grande et belle Sadie. Sauf que je vous rappelle que ça complique tout : lui qui avait prévu d’être concentré uniquement sur la mission qu’il avait acceptée, se trouve à avoir peut-être envie de vivre sa vie, quitte à changer de priorités.

En bref, un très gros roman qui m’a agacée souvent et transportée parfois. Stephen King revendique de ne pas avoir de style, et on ne peut que lui accorder cela. Sauf que parfois il s’essaie à la formule et cela devient soit un peu ridicule, soit assez abscons. Ce détail de taille mis à part (avec les trop nombreuses adresses faites au lecteur), l’imagination de l’auteur a le mérite d’être fournie. Un peu trop parfois, notamment lorsqu’il imagine les effets des voyages à répétition dans le passé et les modifications qu’ils entraînent – trop de pathétique tue le pathos (véridique !).

Je critique, je critique, mais 22/11/63 parvient tout de même à composer un monde cohérent et l’intrigue est assez bien ficelée pour que ça fonctionne. J’ai mis du temps à me mettre dedans, mais la curiosité m’a poussée à avancer, à arriver au bout, le sourire aux lèvres. Il y a de belles choses et cela donne envie d’apprendre à danser le lindy-hop et de trouver ses propres harmonies. Car « la danse, c’est la vie ». La musique, la lecture et nous aussi.

Découvrez aussi Le Gang de la clef à molette d’Edward Abbey et Le Roman du mariage de Jeffrey Eugenides.

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Carla Guelfenbein, Nager nues

Guelfenbein - Nager nuesIl lui déclare calmement, sans être avare de mots, qu’il est arrivé à un point où il ne se reconnaît plus lui-même. Il est allé trop loin. Non seulement il a trompé la confiance que Sophie a en lui, mais la sienne aussi. La situation lui a échappé, il a eu un comportement qu’il ne se serait jamais permis auparavant, qui transgresse même les limites de la décence et de l’honneur, comme cette dernière rencontre où il l’a traitée avec rudesse et violence. Il lui demande pardon ; son incapacité à établir des limites devant elle, ajoute-t-il, le met dans une position vulnérable, ce qui est insupportable, et pour toutes ces raisons il vaut mieux qu’ils cessent de se voir. Pendant qu’il parle, qu’il prononce chacun de ces mots, Morgana voit ses yeux la regarder, à demi fermés, avec l’air de contempler la trace d’un objet précieux qu’on a perdu.

Babel, page 94

Sophie a deux piliers : son amie Morgana et son père Diego. Bientôt ils vont former un trio dont Sophie paraît être le point d’équilibre, et pourtant elle est loin de se douter de la passion dévorante qui va bientôt lier les deux autres. Lorsque la fougueuse Morgana tombe enceinte, Sophie se sent irrémédiablement trahie et décide de quitter Santiago pour se réfugier chez sa mère à Paris. En cet été 1973, le Chili devient un puits de violence et après des mois de clandestinité, Morgana et Diego sont tués. Leur enfant est sauvé in extremis et conduit en Espagne. Vingt-huit ans plus tard, les images des attentats du 11 septembre ravivent la mémoire de Sophie et la conduisent à partir à la recherche de cette demi-sœur inconnue.

Carla Guelfenbein tisse un ouvrage où histoire intime et grande Histoire s’entremêlent et deviennent indissociables. Les émois personnels font échos aux drames politiques, sans que les uns ne prennent le dessus sur les autres : les faits s’alimentent et se mâtinent d’émotions, contexte et historiette sont des vases communicants. J’ai retrouvé avec plaisir la plume tumultueuse de cette auteure chilienne : elle croque des personnages qui émeuvent et les place dans des situations qui ont le mérite d’éviter la banalité. Ainsi elle nous parle d’amour et d’amitié en évitant de fouler uniquement des sentiers battus et rebattus. En rendant palpable la tension qui habite Sophie elle évite un manichéisme trop forcé, et nous laisse à nos propres  pensées et sentiments.

De la même auteure, lisez Le Reste est silence.

Découvrez aussi Toujours avec toi de Maria Ernestam et Trois fois septembre de Nancy Huston.

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Nancy Huston, Lignes de faille

huston-lignes-de-failleLe lendemain matin, pendant que maman se sèche les cheveux dans la salle de bains ce qui veut dire que j’ai dix bonnes minutes devant moi, je vais sur le Net et absorbe les images d’Abou Ghraïb. Les mecs sont empilés les uns sur les autres, à genoux, c’est un peu comme des acrobates au cirque sauf qu’ils sont costauds et tout nus, on voit beaucoup de chair arabe qui n’est ni noire ni blanche mais d’une couleur brun-or, et les soldats US hommes et femmes ont l’air de prendre leur pied à se faire photographier avec tous ces Arabes nus et à se moquer d’eux et à le tenir en laisse et à les accrocher à l’électricité et à les obliger à s’enculer ; mon pénis devient très dur mais je ne me frotte pas parce que je n’ai pas le temps. J’éteins l’ordinateur à la seconde même où maman éteint son sèche-cheveux, et quand elle sort de la salle de bains je suis déjà dans ma chambre en train d’attacher les bandes velcro de mes Nike, prêt à partir pour l’école maternelle.

Babel, pages 68-69

Sol, Randall, Sadie, Erra : quatre voix pour une famille et une histoire, quatre voix pour quatre générations, quatre fragments d’histoire et quatre personnalités, quatre voix pour des failles innombrables. Tous ont six ans lorsqu’ils se racontent. Leurs yeux nous dévoilent un monde violent où l’amour peut être de la pire espèce. Spectateurs impuissants de leurs propres vies ou au contraire dépositaires d’une toute-puissance qu’ils ont du mal à cerner, ces enfants sont pris dans les affres d’un vingtième siècle tourmenté et de familles décomposées. Guerre en Irak, guerre israélo-palestinienne ou Seconde Guerre mondiale, chacune apporte son lot d’horreurs et de fantasmes. Et chaque personnage se forge avec et en dépit de ces affrontements, dans des élans qui peuvent émouvoir mais qui plus souvent glacent le sang.

La plume de Nancy Huston s’adapte à chacun de ses personnages enfantins en épousant leurs pensées et perceptions avec le plus grand respect pour leurs caractères. L’on peut alors se laisser emporter et remonter le temps. Elle bâtit une histoire familiale à rebours où le passé s’éclaire du futur. L’on s’émeut et l’on s’écœure au fil d’une compréhension toujours partiale et imparfaite des événements. Les zones d’ombre laissées par l’auteure donnent toute sa saveur et son intérêt à cet ouvrage où l’amour, souvent en filigrane, entremêle beauté et violence.

De la même auteure, lisez Trois fois septembre, Danse noire, Dolce Agonia et Instruments des ténèbres.

Découvrez aussi Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter de Darina Al-Joundi et Mohamed Kacimi et Je viens d’Emmanuelle Bayamack-Tam.

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Lola Lafon, La Petite Communiste qui ne souriait jamais

Lafon - La Petite Communiste qui ne souriait jamaisNadia s’apprête, ce jour-là, à réaliser un salto classique. Est-ce son corps qui, pour ne pas mourir, cherche une échappatoire au moment où ses mains glissent et qu’elle rate la barre, son bassin cogne violemment le bois ? Béla a bondi vers elle mais trop tard, de toute façon, si elle… ça sera toujours trop tard. Elle a réussi à s’agripper à la barre qu’elle a lâchée. Il lui propose un verre de limonade, une pause, elle refuse, très pâle, comme si elle allait vomir, puis se ravise, désorientée, abasourdie et surexcitée, aussi, car elle n’a pas chuté. Ils se taisent.

Babel, page 75

Montréal, 18 juillet 1976, Jeux Olympiques, épreuve de gymnastique. Dans son justaucorps blanc orné d’une étoile, les couettes serties de rubans rouges, une fillette fait sauter les ordinateurs. 90 secondes de perfection qui forment une petite révolution. 1,00, une virgule qui n’est pas programmée pour pouvoir se déplacer. Nadia Comaneci défie la gravité, l’âge adulte et la Russie dans le même temps, à coups d’équilibre, de saltos, de muscles, de volonté et de supers E. Devenue symbole de réussite du communisme roumain, elle inspire des sentiments proches de la dévotion, à l’Est comme à l’Ouest.

Lola Lafon nous emmène sur les pas de cette virtuose, avec une émotion et un intérêt non feints. Le roman est ponctué de dialogues rêvés entre l’auteure et la gymnaste, qui apportent du relief à cet ouvrage, mettant en relation son histoire personnelle et la grande histoire politique et sociale de cette seconde moitié du XXe siècle. Elle évoque en lumière et en zones d’ombre la vie dans la Roumanie de Ceauşescu. L’écriture à deux niveaux évite le manichéisme et souligne l’impuissance à saisir la réalité d’un monde aujourd’hui disparu, étranger à nos habitudes.

Si Nadia a émerveillé par sa silhouette gracieuse et fluette, le monde a du mal à lui pardonner de grandir. Fantasme de pureté elle est, fantasme de pureté elle doit rester. Personne ne lui agrée le moindre changement. Ses formes nouvelles viennent en superposition de son squelette, sont étrangères à son corps, à elle-même. Outre l’entraînement auquel Belà la soumet, c’est un combat quotidien qu’elle mène contre la faim. Et le talent de l’auteure réside dans sa capacité à nous parler de tourments, tout en les mettant continuellement en perspective. Il ne s’agit pas d’un roman-dénonciation ni d’un roman-obsession, avec poésie, elle allie admiration, réflexion et tentative de compréhension.

De la même auteure, lisez Une fièvre impossible à négocier.

Découvrez aussi Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar d’Antoine Choplin et Gil de Célia Houdart.

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Jean Teulé, Je, François Villon

Teulé - Je, François VillonElle se retourne encore – je vois passer des flots de chair – me fait la position de la femme sur l’homme : « La sorcière chevauchant son balai ! » hurle-t-elle, engloutissant à plein pichet le nectar d’Argenteuil que Guy vient de lui tendre. Le vin déborde et ruisselle sur ses seins pendants et énormes – plus gros que ma taille – qu’elle balance de gauche à droite et dont elle me gifle les deux joues en braillant des refrains orduriers. Dans les éclaboussures enivrées de ses mamelles mythologiques, elle meugle aussi : « Hardi petit ! », s’anime d’une frénésie. Elle tape des reins et m’écrase par coups violents à m’en faire éclater les os. Les planches du réduit tressautent. Des filets de poussière s’en élèvent. Elle bat du cul tandis que dehors, ses enfants jouent du tambour et de la flûte. Ah, mais quelle femme ! Je nais aussi de ce carnage-là, barbouillé de lie dans le délire enflammé des torches. C’est une révélation. Je veux cette vie-là jusqu’à la corde. Ah, je me plais dans cette ordure. Ah, nom de Dieu !

Pocket, pages 79-80

Lui, François Villon, grand nom de la poésie française, fait personnage d’un roman fourni en stupre, en violence et en vers. Fils d’un pendu et d’une suppliciée, il est élevé par un chanoine qui aura su lui prodiguer amour mais pas morale chrétienne. Prince parmi les miséreux, apprenti parmi les assassins, poète ennuyé du bucolique Charles d’Orléans, il est avide d’une liberté qui ne s’embarrasse pas du bien : chaque crime commis semble être un pas vers l’absolu. En amour ou en amitié, l’éphémère voisine l’éternité, avec pour seule certitude, un jour, d’être condamné.

Jean Teulé nous plonge dans un Paris et une ambiance où l’horreur est faite quotidienne et banale. Il nous heurte dans nos sensibilités : est-ce le but ou le moyen, ce n’est pas toujours très clair. Il a beau dépeindre une époque où notre normalité n’avait pas cours, j’y vois un soupçon de voyeurisme, qui pourtant ne s’assumerait peut-être pas toujours. Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que si nombre de tortures ou d’immondices sont décrites dans leurs moindres détails, seule une scène de viol homosexuel est laissé en suspens, ellipse pudique insensée dans cet amas de brutalité.

Le roman est à l’évidence richement documenté et permet d’appréhender la vie de ce poète que je ne connaissais finalement que peu. Les poèmes trouvent une toute autre dimension dans le contexte et la chronologie de sa vie. Une lecture intéressante donc, mais qui m’a paru par moment fatigante par son style, dans l’esprit de l’ancien français et des structures grammaticales de l’époque, et son ignominie redondante.

Découvrez aussi Le Maître de Garamond d’Anne Cuneo et Requiem des innocents de Louis Calaferte.

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Maria Ernestam, Toujours avec toi

Ernestam - Toujours avec toiUne fille de mon âge était assise sur le canapé. Elle avait un visage en forme de cœur et une petite bouche arrondie. Des joues pommelées, le teint pâle, de petites mains, un chemisier tendu sur les seins. Deux tresses brunes pendaient dans son dos. Leurs extrémités reposaient sur le tissu du canapé. Elle portait une marque de naissance en forme de fleur sur la joue. Bref, une ravissante créature, en décalage avec ce décor miteux.

Je sentis sa chaleur lorsqu’elle me prit dans ses bras. Elle avait l’odeur des pommes séchées de père. Sa respiration était calme et régulière. J’entendis le garçon émettre un sifflement ébahi. « Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! On dirait des sœurs. Il n’y a que les cheveux qui vous différencient. »

Ma sœur jumelle parla enfin, ce qui la rendit soudain plus humaine.

– Bienvenue dans ce misérable trou à rat, Rakel. Je suis heureuse que tu sois là. À nous deux, on va bien réussir à y mettre un peu d’ordre !

Babel, page 106

Inga est une femme heureuse et une photographe d’art reconnue. Mais lorsque son mari décède, tout sens est perdu. Elle trouve refuge sur l’île de Marstrand, dans la maison familiale. L’isolement lui sied et l’amène peu à peu sur les traces d’une histoire cachée. Elle trouve une lettre d’une certaine Rakel adressée à sa grand-mère. Elle devine l’importance du lien qui lie les deux femmes et tente de remonter le temps, de comprendre. En se concentrant sur les secrets de ses aïeux, peut-être pourrait-elle surmonter à sa douleur et trouver un nouvel équilibre…

La question du deuil et de l’amour est prégnante au fil des pages, sous des formes variées qui permettent de s’y retrouver. Maria Ernestam fait preuve d’une simplicité dans l’écriture, d’une délicatesse dans les sentiments. Les chapitres s’alternent et attisent la curiosité du lecteur. Pas d’excès de pathos, mais le léger feu d’une quête. L’occasion d’aborder des aspects peu connus de la Première Guerre mondiale, en tout cas en France : la grande bataille de la mer du Nord, dite aussi bataille de Jutland ou bataille du Skagerrak, son horreur et ses secrets. J’ai également aimé comment la non-conformité des relations entretenues par les personnages est amenée avec naturel et se fond dans une ambiance et une époque pas si lointaine. Retrouver la femme en la grand-mère, retrouver son histoire.

De la même auteure, lisez Le Peigne de Cléopâtre et Les Oreilles de Buster.

Découvrez aussi La Nonne et le Brigand de Frédérique Deghelt et Vif comme le désir de Laura Esquivel.

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Evelyne Brisou-Pellen, Les Messagers du temps

Brisou-Pellen - Les Messagers du temps 1Windus songea qu’il connaissait l’histoire de tous les peuples celtes, mais qu’il lui restait beaucoup à apprendre sur la nature du monde, le mouvement des astres et les pouvoirs des druides. Comment utiliser la magie de la parole, se servir des plantes, influer sur les forces de la nature ? Il avait tant à découvrir ! Pourvu que Morgana ne le dénonce pas !

Non, il avait confiance. Si cela n’avait pas paru trop prétentieux, il aurait dit que, bien qu’il soit esclave et elle libre, Morgana était son amie. En tout cas, pour la première fois depuis bien longtemps, il ne se sentait plus seul. Pour la première fois depuis qu’il avait vu ses parents agoniser dans une mare de sang et sa sœur partir enchaînée au milieu d’une colonne de prisonniers. Quand il revoyait son dernier regard, le désespoir le suffoquait. Il avait beau se répéter que lui aussi était esclave, ça ne le consolait pas. Sa sœur était si fragile…

Folio Junior, page 19

Ils sont trois messagers du temps, qui reviennent sur la Terre au fil de l’Histoire et des tomes. Trois entités qui forment un tout, un équilibre à la vie.

Dans le premier opus, qui se passe à Alésia, Windus, Morgana et Pétrus sont nés dans des camps différents. Le premier est un esclave germain, la deuxième est celte, et le troisième est un Celte de Province, région rattachée à Rome. Doué chacun de talents particuliers, ils vont s’unir pour le salut de leurs peuples.

Les Messagers du temps a clairement une vocation didactique. Malheureusement, celle-ci passe au premier plan et annihile le plaisir de la lecture. Il y a profusion de termes spécialisés et de rappels historiques qui paraissent plaqués à l’histoire, qui devient alors seulement prétexte. Peut-être est-ce un ouvrage qui mériterait d’être découvert enfant et n’est pas fait pour vieillir avec le lecteur, mais le tout manque indéniablement de relief et d’intérêt. Ce sentiment se confirme avec le deuxième épisode. Si le troisième ne me convainc pas plus, j’arrêterai ici. J’ai déjà connu plus de finesse aux romans historique d’Evelyne Brisou-Pellen…

Découvrez aussi La Bicyclette bleue de Régine Deforges et L’Autre de Pierre Bottero.

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