Angie Thomas, The Hate U Give

Thomas - La Haine qu'on donne– Après tout ce que je viens de te dire, continue-t-il, en quoi cette Thug Life s’applique aux manifs et aux émeutes ?

Je prends une minutes pour réfléchir.

– Tout le monde est vénère parce que Cent-Quinze a pas été inculpé, je dis. Mais aussi parce qu’il est pas le premier à agir comme ça et à s’en sortir. Ça arrive régulièrement et les gens continueront à se révolter jusqu’à ce que ça change. Donc je crois que le système nous en balance en permanence, de la haine. Et au bout du compte, tout le monde se fait niquer.

Papa se met à rire et me tape dans la paume.

– Ouais, bien ! Fais gaffe à ton vocabulaire, mais c’est à peu près ça. Et on continuera à se faire niquer jusqu’à ce que ça change. Parce que la clé c’est ça : faut que ça change.

Je réalise peu à peu – violemment – à quel point tout ça est vrai et une boule se forme dans ma gorge.

– C’est pour ça que les gens ouvrent leur gueule, hein ? Parce que rien ne changera si on ne dit rien.

– C’est ça. On ne peut pas se taire.

– Alors moi non plus.

Nathan, pages 191-192

Starr a seize ans. Elle est noire et vit dans un quartier qui est le théâtre d’une véritable guerre des gangs. Tous les jours, elle va dans un lycée privé et doit jongler avec ses différentes personnalités : la noire au milieu des blanc.he.s, celle qui doit éviter d’être « trop » pour rester cool – trop fragile, trop en colère, trop visible, trop noire finalement –, et la Starr qui n’oublie pas d’où elle vient, ou à qui on le rappelle. Cet équilibre on ne peut plus précaire se trouve rompu lorsqu’un soir elle voit son ami Khalil se faire tuer par un policier. Elle est la seule témoin. Entre peur, horreur et rage, se pose pour elle la question de la nécessité, ou non, de la parole et de l’action.

J’ai été très agréablement surprise par cette lecture. Après en avoir entendu beaucoup parlé, j’avais peur que ce soit bourré de bons sentiments. A priori injustifié apparemment. Car Angie Thomas a une écriture fluide qui nourrit autant l’émotion que la colère. Elle aborde un grand nombre de sujets et parvient à donner vie à des sentiments vibrants et une réelle réflexion. The Hate U Give est un roman qui donne la voix à un propos politique. J’ai aimé comment la lucidité sur la difficulté, voire l’impossibilité, du combat n’entame pas la conviction.

L’assassinat de George Floyd et les manifestations contre le racisme et les violences policières, suite notamment à la mort d’Adama Traoré – pour ne parler que de ce qui très récemment a eu de l’espace médiatique –, donnent encore plus de résonance à cette lecture. Quoique, le problème étant profondément systémique, il y a fort à parier que le propos est depuis longtemps d’actualité, et risque malheureusement de le rester.

Un livre que j’aurais envie de mettre entre bien des mains pour m’épargner la fatigue de débats sans fin, une fiction au service de la lutte, où le racisme n’a pas de droit de réponse.

Découvrez aussi Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie et Nous les filles de nulle part d’Amy Reed.

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Nathalie Bernard, Le Dernier sur la plaine

Bernard - Le Dernier sur la plaineL’obscurité s’installe et la température descend de plusieurs degrés. Nous faisons ensuite halte dans une cuvette. Épuisé, je m’enveloppe dans mon manteau en peau de bison et me blottis contre le ventre chaud de Tami. Quand je n’ai plus froid, je lève les yeux vers le ciel. Mes prunelles se remplissent d’étoiles et j’ai soudain la sensation de prendre un bain dans l’éternité.

Traçant des traits imaginaires d’une étoile à une autre, je pense à mon père, à mon frère, à ma grand-mère, à ma mère… Bientôt, tous ces traits forment deux losanges distincts, comme deux yeux qui me regardent fixement.

Je grogne.

Pour le moment, je ne veux plus penser à ma mère.

Thierry Magnier, pages 106-107

1860, les grandes plaines américaines sont peu à peu ratissées par les colons qui, sur leur passage, tuent ou parquent les Indiens, et laissent une terre souvent désolée. Quanah Parker est métisse. Il est le fils du grand chef Peta Nocona et d’une blanche. Lorsque le premier est assassiné au cours d’une attaque et que la seconde se rend, il chevauche avec son petit frère pour retrouver leur tribu. Mais leurs yeux clairs les rendent suspects auprès de celleux qui étaient les leurs auparavant. Quanah reprend donc sa chevauchée à travers ce territoire immense qui ne devrait appartenir à personne. Des années durant, il lutte, aime et construit, mais la marche de l’Histoire ne laisse ici aucun doute : il sera le dernier chef comanche libre.

Inspiré de faits réels, ce roman nous emporte dans la poésie des espaces immenses et arides où les existences trouvent leur équilibre entre nature, spiritualité, culture et communauté. Nathalie Bernard a effectué un travail conséquent de recherche pour constituer ce texte qui nous emporte dans une logique de vie absolument étrangère à nos yeux d’Européen.ne.s du XXIe siècle, et qui néanmoins nous saisit. J’ai retrouvé la fascination que petite je ressentais face à Danse avec les loups, la colère en supplément. Une histoire vieille de 160 ans et qui toutefois entre en résonance parfaite avec les logiques économiques impérialistes et consuméristes contemporaines. C’est affolant.

Et pourtant, malgré la fin, persiste une lueur d’espoir. Car même si elle risque constamment d’être brimée, la liberté qui se dégage de ces pages est d’une force vibrante. Alors, on a envie de lire et de faire un.e avec notre mustang (celui qu’on a dans la tête à tout le moins) pour continuer à galoper.

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Mikael Bergstrand, Les Plus Belles Mains de Delhi

Bergstrand - Les Plus Belles Mains de DelhiYogi s’excusa d’un geste de la main. Dans ma tête, je procédai à une analyse rapide des événements. Pour l’instant, je ne m’étais pas encore fourré dans une situation gênante et inextricable. Ma seule décision jusqu’-là avait été de repousser mon vol retour, et de partir seulement après Holî. Ensuite je laissais au temps et aux circonstances le soin de décider de la prochaine étape. Tout ça était nouveau pour moi, qui avais l’habitude de tout planifier dans les moindres détails. Et c’était surtout libérateur.

Yogi m’avait expliqué que Holî était une grande fête hindoue au cours de laquelle les gens se jetaient des pigments de couleurs les uns sur les autres pour célébrer l’arrivée du printemps. Mais quelle forme cela allait prendre, je n’en avais pas la moindre idée. La description de Yogi restait assez mystérieuse : « La plus folle des fêtes, où tout le monde retombe en enfance. »

Tout en parlant, il expirait la fumée piquante de sa bidî, qui venait former un gros nuage blanc pile sous mon nez.

« D’accord, mister Gora. Disons que tu n’as aucun sentiment pour Mrs Preeti. Mais maintenant qu’on est invités dans la plus belle maison de la ville, il va falloir te préparer pour faire croire aux invités que tu es une personnalité importante du monde de la culture. »

Babel, pages 146-147

Göran Borg est un Suédois moyen. Bientôt la cinquantaine, divorcé depuis 10 ans (il compte encore les jours, chaton), journaliste fraîchement licencié. Un de ses amis, qui se trouve être animateur de voyages organisés, lui propose de l’accompagner en Inde pour se changer les idées. Et hop c’est parti, le ciel gris et pluvieux de Malmö est troqué contre le soleil et les épices de New Delhi. Cliché ? Oui oui, et ce n’est que le début. Arrivé en Inde, Göran est écœuré, le pays est « trop » : trop odorant, trop coloré, trop peuplé, trop tout. Et en plus il tombe malade. Pitchoune. Bref, il quitte le groupe et son ami – qui de toute façon est en train de se taper la jeunette branchée yoga du groupe – le temps de se remettre. Et là paf ! il rencontre Yogi, un Indien tout ce qu’il y a de plus typique. Typique ? Pardon, cliché. Bedonnant mais si sympathique, un peu flagorneur mais doué en affaires, et puis loyal et drôle comme tout dis donc. Un ami dans la poche, paf ! il rencontre Preeti, une belle Indienne mariée. Le début d’une histoire d’amour aux couleurs locales. Locales ? Pardon, cliché. Pour la suite, mensonges, pseudo-enquête politique, grandes envolées lyriques, non moins grand cœur de l’homme blanc… de quoi être servi·e·s.

On sent que Mikael Bergstrand veut donner du relief à son personnage, le faire passer initialement pour un homme sans grand intérêt, encroûté dans son quotidien pour ensuite montrer son évolution, son émancipation, son appétit de vivre qui était si longtemps resté en veille. Résultat, si au départ je méprisais légèrement Göran Borg, en chemin j’en suis venue à avoir envie d’encastrer la tête de l’auteur dans n’importe quelle surface solide. Et à l’arrivée, j’ai soupiré, soupiré et soupiré encore de dépit face à tous ces hommes qui pensent sincèrement que l’homme blanc est universel et appréciable, même dans son plus grand dénuement d’intelligence, de finesse et d’intérêt. L’avantage, c’est qu’il y en a pour tous les goûts : entre deux clichés banalement racistes, on peut se réjouir de quelques réflexions ordinairement sexistes. Ça passe crème.

Bref, Les Plus Belles Mains de Delhi ne sont même pas le pire roman du genre qu’on puisse trouver. Ça n’en reste pas moins mauvais et tellement, mais tellement, lassant.

[Je viens de relire le premier chapitre, enregistrement des premières pages oblige. Je ne sais pas si le fait que j’aie lu les 439 pages de l’ouvrage est un signe de persévérance ou de bêtise. Je me tâte.]

Ne lisez pas non plus Une éducation libertine de Jean-Baptiste Del Amo et Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés.

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Angela Davis, Femmes, race et classe

Davis - Femmes, race et classeIl y avait beaucoup de naïveté politique dans son analyse des derniers moments de la guerre ; elle se montrait plus vulnérable que jamais à l’idéologie raciste. Dès que l’armée unioniste eut triomphé de ses opposants confédérés, Elizabeth Stanton et ses collègues exigèrent du Parti républicain une récompense pour les efforts accomplis pendant la guerre : elles réclamaient le droit de vote, comme si un traité avait été conclu ; comme si les féministes avaient lutté contre l’esclavage en visant ce droit.

Bien évidemment, les républicains n’apportèrent aucun soutien aux suffragettes après la victoire de l’Union. Ce refus émanait moins des hommes que des politiciens liés aux intérêts économiques dominants de l’époque. Dans la mesure où la guerre entre le Nord et le Sud avait pour but de renverser la classe esclavagiste sudiste, elle profitait essentiellement à la bourgeoisie nordiste, c’est-à-dire aux jeunes capitalistes enthousiastes qui avaient trouvé leur credo politique au Parti républicain. Les capitalistes du Nord cherchaient à contrôler toute l’économie de la nation. Leur lutte contre l’esclavagisme du Sud n’englobait ni la libération des Noirs ni celle des femmes.

Des femmes-Antoinette Fouque, pages 55-56

Pendant plusieurs années, ce titre, Femmes, race et classe, m’a interpellée sur le chemin des toilettes. Angela Davis trônait dans la bibliothèque de ma sœur (en l’occurrence celle en face des WC, ceci explique cela) et, quand elle a déménagé, je me suis dit que ça ne pouvait plus rester uniquement un fantasme intellectuel. Avec Une lutte sans trêve, j’ai découvert qu’Angela Davis était finalement assez facile à lire, et surtout bougrement intéressante. Alors c’est un peu satisfaite (de moi-même et de ma lecture à venir) que j’ai abordé ce triptyque de l’intersectionnalité.

Je m’attendais à une analyse contemporaine (oui, parce que j’ai beau être passée devant le livre plusieurs fois par jour pendant un an et demi, j’avais jamais lu la quatrième de couverture). Que nenni. L’autrice s’intéresse aux femmes noires (faut-il préciser pauvres ?) et décortique les liens entre la lutte abolitionniste et les revendications féministes américaines du XIXe siècle et du début du XXe. Celles-ci, vous l’aurez peut-être présumé, étaient blanches – autant les féministes que leurs revendications. À force d’exemples et de références, on comprend que les dynamiques qui animaient l’une et l’autre luttes, articulées autour de principes moraux – si tant est qu’il existe une morale raciste – et économiques, avaient des logiques somme toute assez divergentes. Ainsi, la lutte anti-esclavagiste était rarement humaniste ; les femmes blanches pouvaient s’insurger que les hommes noirs obtiennent le droit de vote avant elles ; de pseudo-arguments de protection des femmes permettaient de justifier le lynchage des noirs, etc. Bref, la réelle convergence des luttes n’était même pas à l’état d’ébauche.

Ma culture historique et politique américaine est très (très très) limitée, j’ai donc parfois eu le sentiment d’errer entre les personnalités et les dates. Mais, même avec ce léger flottement, ce fut une lecture riche et, à mon sens, elle est essentielle pour comprendre l’articulation de luttes fondamentales et éviter les écueils d’une réécriture lustrée de l’Histoire.

Découvrez aussi Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos et Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie.

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Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française

Rey-Robert - Une culture du viol à la françaiseMême lorsque l’agresseur sexuel reconnaît qu’il a commis les actes qui lui sont reprochés, il met encore une forme de distanciation face aux gestes qu’il a pu faire. Certes, il les a bien commis, certes, dans d’autres contextes cela serait un viol ou une agression sexuelle, mais dans son cas précis, cela n’a strictement rien à voir. On les verra alors parler de « dérapage », « d’humour un peu lourd », de « culture tactile », de « problèmes personnels » ou de « choses qui tournent mal ».

Une des idées les plus courantes en la matière est d’évoquer une « pulsion irrépressible » qui aurait ôté tout libre-arbitre à celui qui en aurait été victime. En effet, on finit par considérer l’auteur de violences sexuelles comme sa principale victime.

Libertalia, pages 151-152

La culture du viol est internationalement partagée, mais elle a tout de même ses petites déclinaisons. La France a les siennes qui la rendent bien particulière. Il faut dire : grivoiserie, gauloiseries et séduction, c’est notre spécialité. Et ça a son charme. Puis faut pas déconner, en France, on a la classe et on est éduqué, alors ça ne peut pas faire de mal. Enfin, pas vraiment quoi… Le viol, c’est un truc de violeurs. Les violeurs sont des malades, des monstres. Ouf. Tant que nous n’avons qu’à jongler avec des artistes – de la drague notamment – et des séducteurs, y a pas de quoi s’en faire. Le troussage de domestique, c’est typique. On ne va pas renoncer comme ça à nos traditions non plus !

Pour celleux qui s’insurgeraient du terme « culture », Valérie Rey-Robert explique très clairement la pertinence de son utilisation. Car il s’agit bien d’une mythologie partagée autour du viol, des croyances et des idées pré-conçues qui se transmettent de génération en génération et évoluent avec l’époque, et dont la perpétuation est une responsabilité collective. Car chacun·e participe, plus ou moins activement et consciemment, de cette culture. Il ne s’agit pas de dire que tous les hommes sont des violeurs. En revanche, tous les hommes profitent – même sans le vouloir – de ce contexte. À celleux qui voudraient brandir l’étendard du #notallmen, allez à la case lecture.

La victimisation des agresseurs, la culpabilisation des victimes – pour ne citer que ces deux phénomènes – sont légion courante. Valérie Rey-Robert, en s’appuyant sur un grand nombre d’études, tente d’expliquer et de débanaliser les processus en cours ; le tout dans une langue très simple, sans affectation, avec beaucoup de calme. Et si certaines problématiques sont mondiales, elle décortique les spécificités françaises, vernis de notre grande culture. Amour courtois, libertinage, romantisme : l’analyse est la meilleure arme ici et, si elle se généralise, peut-être permettra-t-elle de démonter certains mécanismes… Un livre qu’on voudrait mettre entre toutes les mains, histoire d’accélérer une conscientisation plus que nécessaire. Pour que cesse, aussi, la peur de parler, de devoir persuader lorsqu’on aurait seulement besoin d’être accompagné·e.

Bonus : Pour celleux qui voudraient compléter ou remplacer la lecture par l’écoute d’un podcast, c’est ici.

Découvrez aussi Enfin insécurisée. Vivre libre malgré le totalitarisme sécuritaire d’Eve Ensler et Nous les filles de nulle part d’Amy Reed.

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Jean-Philippe Blondel, Le Groupe

Blondel - Le GroupeCe sont mes dernières minutes de liberté. Du coin de l’œil, je vois Roussel qui relève la tête. Il va bientôt sonner la fin des hostilités. Il va ajouter que ce n’est pas grave si on n’a pas terminé, qu’on pourra finir à la maison. Ou pas. Que l’important, c’est de se plier aux exigences dans un temps limité, et “de dévider nos pelotes internes”. C’est l’expression qu’il a  utilisée la dernière fois. Je l’ai trouvée racoleuse et même malsaine. Ensuite, il va demander qu’on lise à haute voix ce qu’on a produit. Tant pis pour les maladresses, la syntaxe approximative ou les erreurs de grammaire. S’exprimer. On est là pour s’exprimer. Il n’y aura aucun jugement ni aucune correction, puisque ce n’est pas le but. On va faire un tour de table. On arrivera à moi. Et je serai démasqué. Je suis hors sujet. Je ne lirai pas les trois pages que je viens de couvrir. Je me souviens que l’an dernier j’avais cherché sur internet la définition de l’expression “toute honte bue”. 

Voilà. 

Je suis prêt à boire ma honte. 

Sans sourciller. 

Je n’ai rien écrit. 

Actes Sud Junior, pages 31-32

60 minutes par semaine, douze personnes – dix élèves et deux professeurs – se réunissent et écrivent. Ce moment en-dehors du quotidien du lycée les réunit autour de contraintes  qui, peu à peu, les placent sur un pied d’égalité et les libèrent. La fiction permet l’intime, certaines projections les dévoilent et parfois les exposent. Les mots, choisis ou échappés, tissent un lien invisible et pourtant palpable entre les êtres et permettent à douze individualités de constituer une unité, de former un groupe.

Cet ouvrage entremêle textes à la première personne relatant les moments et sentiments liés, d’une manière ou d’une autre, aux ateliers d’écriture – avant, pendant, après et entre, rien que ça – et les textes rédigés lors des ateliers. Dans le même temps que les relations entre les participants se construisent, nous les découvrons et les accompagnons. Nous plongeons dans l’intimité des écrivants avec douceur mais sans filtre.

Jean-Philippe Blondel pose avec finesse la question du rapport humain qui parfois s’instaure entre professeurs et élèves, parfois seulement, lorsque l’on renonce à la distance instituée au sein de l’établissement. Apparemment naturelle et courante, elle nous fait souvent oublier la part individuelle des jeunes et des adultes, celle qui semble protéger et qui, pourtant, éloigne simplement.

Le Groupe c’est la  part belle à soi, à l’autre, à nous.

Du même auteur, lisez Blog, Brise glace, La Coloc et Double jeu.

Découvrez aussi Poète maudit d’Agnès Desarthe et Le Chat aux yeux d’or de Silvana De Mari.

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Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles

Japrisot - Un long dimanche de fiançaillesQuelqu’un, quelque part, disait de faire attention au fil.

Mathilde ne sait si Manech l’entendait, dans le brouhaha de son enfance, dans le fracas des grandes vagues où elle plongeait à douze ans, à quinze ans, suspendue à lui. Elle en avait seize quand ils ont fait l’amour pour la première fois, un après-midi d’avril, et se sont jurés de se marier à son retour de la guerre. Elle en avait dix-sept quand on lui a dit qu’il était perdu. Elle a pleuré beaucoup, parce que le désespoir est femme, mais pas plus qu’il n’en fallait, parce que l’obstination l’est aussi.

Il restait ce fil, rafistolé avec n’importe quoi aux endroits où il craquait, qui serpentait au long de tous les boyaux, de tous les hivers, en haut, en bas de la tranchée, à travers toutes les lignes, jusqu’à l’obscur abri d’un obscur capitaine pour y porter des ordres criminels. Mathilde l’a saisi. Elle le tient encore. Il la guide dans le labyrinthe d’où Manech n’est pas revenu. Quand il est rompu, elle le renoue. Jamais elle ne se décourage. Plus le temps passe, plus sa confiance s’affermit, et son attention.

Et puis, Mathilde est d’heureuse nature. Elle se dit que si ce fil ne la ramène pas à son amant, tant pis, c’est pas grave, elle pourra toujours se pendre avec.

Folio, pages 30-31

Janvier 1917, dans la Somme. Cinq soldats français sont condamnés à mort pour mutilation volontaire. Le plus jeune, Manech dit le Bleuet, n’avait pas vingt ans et était fiancé à Mathilde, qui elle en avait dix-sept. Sauf que pour croire à la mort de son amoureux, Mathilde a besoin de comprendre. Et même en comprenant, il faut dire qu’elle n’y croit pas vraiment. Pourtant tout tient à indiquer qu’il est bien mort entre deux tranchées, dans la neige de ce matin d’hiver. N’en déplaise au bon sens, la jeune fille enquête pendant plusieurs années. De rencontre en lettre, elle ébauche un scénario, qu’elle remodèle peu à peu, au fil de ses découvertes et déductions.

D’Un long dimanche de fiançailles, j’ai d’abord connu le film, vu à sa sortie il y a un peu plus de quinze ans. Il m’en restait les grandes lignes de l’histoire et ce prénom, Manech, dont la sonorité avait toute ma tendresse. C’est sans crainte mais sans enthousiasme particulier que je me suis attelée à cette lecture. La plume de Sébastien Japrisot a été une très agréable surprise. Formules cinglantes, poésie des mots, rythme des phrases et décalage des personnages se nourrissent et offrent au livre son intérêt principal. Mathilde est obstinée, insupportable et attachante, un personnage de roman qui habite réellement ses pages. On retrouve l’absurdité qui anime tout ce qui a trait à la guerre de 14-18, mais également un je-ne-sais-quoi fleuri qui fait qu’on avance le sourire aux lèvres, en tout cas entre deux récits d’horreur. Un roman qui a trouvé son équilibre entre amour, enquête et Histoire.

Découvrez aussi Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre et L’Île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès.

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Mathieu Palain, Sale gosse

Palain - Sale gosse– Quand je suis arrivé à la PJJ, je voulais changer le monde. Aujourd’hui, j’essaye de ne pas l’abîmer. Ton métier, c’est semer sans jamais récolter. Tu suis des mêmes qui disparaissent dans la nature, d’autres les remplacent et tu dois te remettre à semer. Ce n’est pas pour les pragmatiques qui veulent des résultats.

L’Iconoclaste, page 77

Des sales gosses, il y en a un paquet dans le roman de Mathieu Palain. Qui fuguent, qui volent, qui se battent, qui se prostituent, qui sont abandonné·e·s ou en danger. Qui jouent au foot, qui rigolent, qui doutent, qui s’aiment, qui s’emportent, qui courent, qui veulent tout casser. Malmené·e·s par les un·e·s, accompagné·e·s par les autres ; et, parfois, les deux se confondent.

Il y a notamment Wilfried, quinze ans. Son monde, c’est le foot. Son espoir aussi. Mais une rage sourde le nourrit et le conduit à frapper l’un des joueurs. Exclusion définitive du centre de formation, retour à la case cité, à la famille d’accueil – aimante cela dit –, à l’horizon apparemment bouché. Entre la situation qui se complique (c’est vague et exprès pour ne pas divulgâcher) avec sa mère biologique et la colère qui peu à peu occupe tout l’espace, c’est rien de dire que Wilfried commence à déconner sérieusement. C’est ainsi qu’il fait la rencontre de Nina, éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse (éduc à la PJJ pour les intimes). Il n’est bien évidemment pas le seul jeune qu’elle accompagne, mais une relation particulière se noue entre eux. Et franchement, ça émeut.

Hiver, nuit, retour de manif, mélange de rage et d’enthousiasme, passage à la librairie. Un roman politique mais qui fait sourire siouplé. Mots-clés sur la quatrième de couverture : éducatrice + Ris-Orangis. Qu’à cela ne tienne, emballé, c’est pesé.

L’écriture est sobre et belle et Mathieu Palain évite les raccourcis et les écueils du misérabilisme. On sent qu’il a bien mené son enquête, qu’il nourrit de sa propre histoire. L’émotion est palpable – celle des personnages, de l’auteur et la nôtre –, le propos intelligent et l’espoir présent, juste ce qu’il faut.

Je ne sais pas si mon père y trouvera des morceaux d’enfance dans l’atmosphère et le paysage urbain, et ma sœur ce qui fait son quotidien, mais certainement j’y ai trouvé la frustration, riche et finalement assez optimiste, du mien.

Découvrez aussi Sans foi ni loi de Marion Brunet et Continuer de Laurent Mauvignier.

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Arthur De Grave, Start-up Nation. Overdose bullshit

De Grave - Start-up nation overdose bullshitEst-ce à dire qu’il n’y a rien à apprendre de toutes ces belles success-stories ? Non, bien sûr. Mais à condition de ne pas tout mélanger… Par exemple, quand j’entends un quelconque ministre de l’Économie s’extasier sur ces start-up qui créeront demain de l’emploi en masse, j’ai envie de me resservir deux fois des nouilles. Parce que, mon bon ami, pour revenir à une situation de plein-emploi avec les start-up comme pierre angulaire de ta stratégie, il va falloir te lever très, mais alors très tôt. Le but d’une start-up, ce n’est pas de « créer des emplois », n’en déplaise à la novlangue lénifiante que tu aimes tant à employer. C’est même tout le contraire ! Le but d’une start-up, c’est l’hypercroissance, c’est de scaler : faire exploser son volume d’affaires en maintenant les coûts au plus bas pour assurer à terme un très haut niveau de rentabilité. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais qu’une start-up, par définition, c’est ça. C’est un effet de structure. On n’y peut rien : créer des emplois stables et bien payés en masse, cela entre en contradiction directe avec cet impératif de « scalabilité » (le terme est barbare, je sais, mais c’est la lingua franca de la Start-up Nation, je n’y peux rien).

Rue de l’échiquier, page 41

En une centaine de pages, Arthur De Grave met deux-trois coups de pieds dans la fourmilière du tout-entrepreneurariat, du fantasme start-upien et du projeeeeeeeeeeet présidentiel. Pas la foi de résumer, ça donne trop la nausée, puis 100 pages, franchement, ça se lit quasi tout seul. D’autant plus que le style est léger.

Mais qu’on n’aille pas croire que l’humour vienne noyer le propos. Les arguments sont solides et les explications claires. Et si parfois un peu de sobriété n’aurait pas été à mon sens superflue, l’ouvrage a le mérite de se livrer avec cynisme et intelligence : deux des meilleures armes pour combattre l’utopie libérale – surtout quand l’espoir nous fait défaut. Car il ne s’agit pas tant de taper sur les start-up en elles-mêmes (Jupiter nous en garde !), que de s’interroger sur la culture – politique, sociale et économique – qu’elles sous-tendent.

J’aurais bien écrit plus, mais à chaque fois que je pense « Start-up Nation », j’ai les sourcils qui se froncent, la bouche qui se tord, l’estomac qui se serre, un grognement dans la gorge et des insultes au bord des lèvres. Heureusement qu’il y a des gens plus patients, prêts à nous expliquer presque tranquillement les tenants et les aboutissants. Bref, Start-up Nation. Overdose bullshit c’est pas encore la révolution, mais c’est un premier pas vers la compréhension, et c’est déjà pas mal.

Petit bonus…

« Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une » Emmanuel Macron

« Ces années furent riches : elles ont montré au monde et à l’Europe qu’il y avait un entrepreneuriat français fort. » Emmanuel Macron

« Dès les premières semaines […], je souhaite pouvoir procéder par ordonnance et donc très vite en un changement profond de l’administration […]. » Emmanuel Macron

« Les choses vont dans la bonne direction, il faut les accélérer. » Emmanuel Macron

« Quiconque investit dans l’économie française et plus particulièrement dans les start-up n’a plus d’ISF […]. Ceux qui ne font pas ça, c’est qu’ils ne veulent pas investir. » Emmanuel Macron

« Votre ami, c’est l’Urssaf, parce que c’est ce qui fait qu’en France, le jour où vous êtes malade au chômage ou vieux, c’est grâce à l’Urssaf que vous pouvez être payés. […] Je n’ai aucune envie que le France devienne un pays où pour réussir il n’y ait plus de droits sociaux. » Emmanuel Macron

C’est-y pas qu’on est bien là, avec un modèle social qui nous fait rêver, et des droits à la clé ? Cœur sur vous et paix dans le monde.

Découvrez aussi Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos et L.T.I. La Langue du IIIe Reich de Victor Klemperer.

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Agnès Desarthe, La Chance de leur vie

Desarthe - La Chance de leur vieHector s’est chargé de tout. Il a plié de nouveau tous les pulls que Sophie avait pliés, mais al/ Sans remarques désagréables, sans se moquer ni se plaindre. Sylvie l’a regardé faire, reconnaissante, tout en ayant l’impression qu’on lui sciait doucement les poignets. Les jours s’empilent. Pourtant le quotidien semble ne pas se construire ; l’habitude et sa prodigieuse force d’inertie sont absentes. Certains matins, Sylvie se demande si elle existe encore et, juste après, ce que cela signifie d’exister. Elle sent alors, sous ses pas, le rebord d’une spirale d’anxiété. Si elle avance sur cette voie, elle sera fichue. Elle glissera, perdra ses moyens, ne saura plus remonter. Cela lui est arrivé autrefois. Elle se rappelle la sensation. Un anéantissement auquel on assiste en spectateur, jusqu’au moment où l’on se rend compte que l’on est soi-même démoli. On est alors saisi par l’effroi et l’envie de fuir, sauf que l’on n’a plus l’énergie nécessaire pour s’échapper, faire marche arrière. L’énergie, elle aussi a été détruite, absorbée. Mais c’est très différent à présent. Elle est simplement dépaysée. Hector lui parle de repères. Il lui conseille de prendre ses marques, de s’inventer une routine et, assez rapidement, tout s’améliore. Lester se rend au collège avec le bus jaune. Il est plein de vigueur. Il semble avoir grandi d’un ou deux centimètres. Sylvie a étudié les brochures rapportées quelques semaines plus tôt de l’Alliance française. Cours de danse, de tai-chi, de langues, soirées lecture, spectacles pour enfants, semaine gastronomique. Combien de temps vont-ils rester ? Cela vaut-il la peine qu’elle s’inscrive à toutes ces activités ? N’en choisir qu’une. Atelier de poterie, le mardi et le jeudi. Hector la félicite. Il lui confirme que l’important, c’est de structurer sa semaine.

Éditions de l’Olivier, pages 68-69

Hector, Sylvie et Lester se sont envolés pour les États-Unis. Une nouvelle vie à construire, ou à découvrir, c’est selon. Le père a été nommé professeur dans une université de Caroline du Nord ; il y rencontrera notamment des amantes. Le fils deviendra le leader d’un groupe d’ados un peu perdus, mais qui ensemble trouvent un sens mystique à l’existence. La mère, elle, est. C’est simple et compliqué d’être. Elle n’est pas grand-chose et c’est déjà beaucoup. En tout cas, c’est parfois déjà quasi-douloureux à lire.

Agnès Desarthe a un talent dans l’écriture qui a trouvé à s’épanouir dans l’inertie de son récit et de ses personnages. Pas qu’il ne se passe rien, au contraire, la vie n’est pas de tout repos. Et pourtant, ce qui me reste, longtemps après cette lecture, c’est un calme déconcertant, une énergie tellement étouffée qu’elle se laisse difficilement respirer. Il y a un décalage entre les corps et les esprits, et il est parfois difficile de savoir lesquels sont finalement les plus incarnés. Chaque phrase mérite qu’on s’y attarde, car c’est bien dans les mots que se trouve l’essence même du roman, et la magie de son autrice. Pas de hasard ici.

Il est question de désirs, d’amours, de loyautés, de possibles, de quotidien et de riens. Des riens qui tissent doucement des liens ténus entre angoisse et intimité.

Ce n’est pas tant que j’ai aimé, que j’ai été remuée : une beauté au bord de l’implosion.

De la même autrice, lisez Une partie de chasse, Naissances, Le Remplaçant, Ce qui est arrivé aux Kempinski, Je ne t’aime pas, Paulus et Poète maudit.

Découvrez aussi Je viens d’Emmanuelle Bayamack-Tam et L’Effacement de Pascale Dewambrechies.

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