Lizzie Crowdagger, Une autobiographie transsexuelle (avec des vampires)

Crowdagger - Une autobiographie transsexuelle avec des vampires« Vous ne verrez pas votre amante par la fenêtre, railla Antoine. Il fait jour, dehors. Gardes, éliminez-moi ce travelo. Je suis sûr que ça n’a même pas été capable d’activer le détonateur. »

Les gardes hésitèrent une fraction de seconde. Moi pas. Je visai celui qui était le plus près de moi et je tirai. Tandis qu’il s’écroulait, son collègue faisait feu à son tour, mais il me manqua à trois reprises, se contentant de faire exploser la vitre qui était dans mon dos et de faire des trous dans les rideaux. J’espérai une fraction de seconde que cela serait suffisant pour laisser passer des rayons de lumière qui, comme dans les films, auraient neutralisé le vampire. Malheureusement, il n’en fut rien : il était trop loin.

Le garde me manqua encore une fois ; de mon côté, j’ajustai mon coup et appuyai une nouvelle fois sur la détente, blessant suffisamment mon ennemi pour qu’il lâche son arme. Je ne suis peut-être pas très douée en combat rapproché, mais je crois que j’ai un certain talent pour le tir.

« Putain, râla Bull, mais pourquoi vous l’avez traitée de travelo ? Vous voulez vraiment qu’elle la fasse sauter, sa putain de bombe ? Vous auriez pas pu vous contenter de la traiter de sale gouine ?

– Toi, ta gueule », répliqua le vampire.

Dans nos histoires, pages 256-257

Il y a : des vampires, des garous, des trans, des lesbiennes, des motos, des cons, des femmes, encore trop de mecs, des punks, des gothiques, des sorcières, des chats et des hackeuses. La base. En tout cas pour une autobiographie transsexuelle avec des vampires. Ainsi donc, Cassandra, de son petit nom Cassie, débarque à Lille et est à la recherche d’hormones. Elle rencontre alors Valérie, 1,90 m et sorcière de son état, puis Morgue, vampire hargneuse mais attachante, et Sigkill, bien plus qu’une simple geek ou qu’une commune nerd. Elle se lie également avec d’autres créatures extra dans l’ordinaire, membres d’une association culturelle dite les Hell Butches ou Hell Bitches, selon les préférences des unes ou des autres. Association culturelle où malheureusement elles se font de temps en temps décimer, mais elles dézinguent en retour et se marrent bien. Enfin bref, Cassie va à la fac, boit des coups au From L, prend des hormones, apprend à se défendre face aux connards et, de temps à autre, butte des méchants. Une femme normale avec une vie normale quoi.

Quel plaisir d’entrer dans un monde où vampires, loups-garous et sorcières sont monnaie courante, sans besoin d’explications. Quel plaisir de lire un livre dont le personnage principal est une transsexuelle. Quel plaisir une succession de pages où il n’y aucune morale, aucun frein d’ordre éthique ou rationnel. Lizzie Crowdagger parle du sexisme, de l’homophobie et de la transphobie ambiants, quotidiens et totalement admis, et y répond à coup de boule et de feu. On rit, c’est irrévérencieux à souhait, c’est politique et politiquement incorrect, et on rit encore. Un pas de côté qui fait beaucoup de bien.

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Vincent Villeminot, Les Pluies

Villeminot - Les PluiesJ’ai enregistré ton frère et ta sœur sous mon patronyme, pour que nous ne risquions pas d’être séparés. Ils sont désormais Noah et Ombre Kamiesh, mon demi-frère et ma demi-sœur par le père. C’en serait comique si ce n’était à pleurer – la seule dont j’aie jamais imaginé qu’elle devienne ma famille, c’est toi. Tu sais parfaitement que je ne m’entendais pas toujours bien avec Noah, avant tout cela. Quant à Ombre, je ne suis pas très doué avec les bébés. Il va falloir que j’apprenne.

Fleurus, page166

Lorsque le roman commence, cela fait déjà huit mois qu’il pleut. La vie s’est régulée sous le ciel gris et les gens ont trouvé un semblant d’équilibre. Même l’amour reste possible, et c’est bien ce qui unit, silencieusement, Kosh et Lou. Sauf qu’à force, les digues rompent, la rivière sort de son lit, l’eau monte et la terre est engloutie. Les deux fratries se retrouvent alors à fuir ensemble : Kosh, Malcolm, Lou, Noah et Ombre. Et si Kosh et Lou sont liés par des sentiments très forts, les relations sont globalement tendues. Chacun devra faire preuve de patience et d’esprit d’adaptation pour pouvoir survivre…

Dans Les Pluies, Vincent Villeminot croque un monde post-apocalyptique. Et l’on sait que, pour ce faire, la recette du déluge est assez fiable. Faut dire que le premier à avoir eu cette idée est une référence. Mais pas question ici d’embarquer avec des animaux sur un bateau. Plutôt un parcours du combattant et de la solidarité, qui se fait souvent bien rare, il faut l’avouer. Parce que si tout le monde il est pas complètement méchant, faut quand même se souvenir que le pire ennemi de l’homme, c’est lui-même. Alors comme dans tout bon roman de ce genre qui se respecte, c’est l’occasion de parler pouvoir, vol, viol et autres joyeusetés humaines.

Les idées sont bonnes et le scénario bien ficelé, il a notamment l’avantage de ne pas être prévisible. Certes l’auteur n’évite pas tous les écueils – si ses personnages ont globalement du relief, Kosh a tendance à être trop conciliant, loyal, responsable et courageux, en doutant de lui pile comme il faut pour pas être insupportablement parfait (ou parfaitement insupportable) – mais nous offre globalement un roman très agréable à lire.

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Stephen King, 22/11/63

King - 22-11-63Mais Sadie et moi, on s’en est payé une tranche. Fondant est devenu notre nom de code, et nous nous sommes beaucoup régalés cet automne-là.

Nous étions discrets, mais forcément il y avait des gens qui le savaient. Il dut y avoir quelques potins, mais il n’y eut pas de ragots. Dans les petites villes, les gens sont rarement malintentionnés. Ils connaissaient la situation de Sadie (approximativement en tout cas) et comprenaient que nous ne pouvions nous engager publiquement, du moins pendant un certain temps. Elle n’est pas venue chez moi, ce qui aurait provoqué des commentaires déplacés, et je ne suis jamais resté chez elle au-delà de 22 heures, ce qui aurait également déclenché des commentaires inappropriés. J’aurais pu ranger ma Sunliner dans son garage pour passer la nuit chez elle, mais sa Coccinelle Volkswagen, si petite fût-elle, l’emplissait quasiment d’un mur à l’autre. Je ne l’aurais pas fait, de toute façon, car quelqu’un l’aurait su. Dans les petites villes, tout finit toujours par se savoir.

Le Livre de Poche, page 485

Il paraît que 22/11/63 n’est pas un livre représentatif de l’œuvre de Stephen King. Du coup j’ai choisi un extrait qui ne reflète pas le nœud de l’intrigue, ça me paraissait cohérent. De toute façon, sur plus de mille pages, forcément, il y a un peu de tout. Et il se trouve qu’en plus de voyager dans le temps et de changer le cours de l’histoire, Jake Epping devient George Amberson et tombe follement amoureux de sa collègue bibliothécaire, Sadie Dunhill. En voilà une bonne nouvelle – surtout qu’il paraît que les élèves aiment toujours voir deux profs se mettre ensemble. Sauf que ça complique une situation déjà difficile. Car Jake/George a hérité d’une lourde tâche, difficilement conciliable avec son idylle : arrêter Lee Harvey Oswald et sauver John Kennedy. Rien que ça.

Reprenons du début. Jake Epping est un prof de littérature à l’université, divorcé, qui n’a pas la larme facile (c’est la première phrase du livre et l’auteur nous le rappelle environ toutes les 83 pages, au cas où). Un jour, il est profondément bouleversé par un devoir rédigé par le concierge du lycée : celui de l’assassinat de sa mère et de ses frères et sœurs par son père. Un autre jour, il se trouve être le confident d’un secret inexplicable : à l’arrière d’un petit boui-boui qui vend des hamburgers pour un prix dérisoire, existe une sorte de faille qui emmène tout droit en 1958, toujours le même jour à la même heure. Chaque passage remet les compteurs à zéro : c’est donc l’opportunité rêvée d’empêcher des événements tragiques d’avoir lieu, qu’ils soient à l’échelle personnelle ou internationale. Jake/George se laissé embarquer, et c’est au cours de l’un de ces voyages qu’il rencontre la grande et belle Sadie. Sauf que je vous rappelle que ça complique tout : lui qui avait prévu d’être concentré uniquement sur la mission qu’il avait acceptée, se trouve à avoir peut-être envie de vivre sa vie, quitte à changer de priorités.

En bref, un très gros roman qui m’a agacée souvent et transportée parfois. Stephen King revendique de ne pas avoir de style, et on ne peut que lui accorder cela. Sauf que parfois il s’essaie à la formule et cela devient soit un peu ridicule, soit assez abscons. Ce détail de taille mis à part (avec les trop nombreuses adresses faites au lecteur), l’imagination de l’auteur a le mérite d’être fournie. Un peu trop parfois, notamment lorsqu’il imagine les effets des voyages à répétition dans le passé et les modifications qu’ils entraînent – trop de pathétique tue le pathos (véridique !).

Je critique, je critique, mais 22/11/63 parvient tout de même à composer un monde cohérent et l’intrigue est assez bien ficelée pour que ça fonctionne. J’ai mis du temps à me mettre dedans, mais la curiosité m’a poussée à avancer, à arriver au bout, le sourire aux lèvres. Il y a de belles choses et cela donne envie d’apprendre à danser le lindy-hop et de trouver ses propres harmonies. Car « la danse, c’est la vie ». La musique, la lecture et nous aussi.

Découvrez aussi Le Gang de la clef à molette d’Edward Abbey et Le Roman du mariage de Jeffrey Eugenides.

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Timothée de Fombelle, Le Livre de Perle

fombelle-le-livre-de-perleChaque année, la veille de Noël, la Maison Perle s’ouvrait aux enfants. Ils arrivaient au galop en hordes barbares dans la rue, revenant de l’école avec leurs cartables. Ils s’arrêtaient essoufflés à la porte, restaient un peu sur le trottoir, prenaient le temps de recoller leurs cheveux en se regardant dans la vitrine, puis ils entraient un par un, sans se bousculer, visages d’angelots enrhumés dans leurs écharpes. Les filles trop grandes donnaient la main aux petites pour faire oublier leur âge. Les enfants sages tâchaient de l’être encore plus, avec des « Bonjour, madame » et des « Bon Noël, monsieur ». Même les voyous, la casquette roulée dans la main, étaient hypnotisés par l’ordre, la lumière dorée, les cuivres, l’impression de marcher dans un nuage de sucre glace. Ils tiraient leur pantalon pour cacher leurs genoux salis par les parties de billes.

Ils recevaient chacun une guimauve emballée dans un papier blanc imprimé de rouge pour l’occasion.

Le 24 décembre, les enfants avaient le droit de passer devant les clients qui se pressaient dans la boutique. Une fois servis, ils tardaient à repartir tant ils se sentaient bien. Chaque pas était au ralenti. Aucun d’eux, pourtant, n’aurait osé repasser deux fois au comptoir et risquer la condamnation aux « sept années ». C’était la menace que répétait M. Perle. Sept années sans guimauve de Noël si on resquillait. Quand on a six ou huit ans, ces sept années valent la perpétuité.

Gallimard Jeunesse, pages 67-68

Dans Le Livre de Perle, les histoires s’enchevêtrent et se nourrissent. Tout d’abord, il y a celle du prince Ilian, qui vient d’un monde lointain où la magie existe encore. D’ailleurs, Ilian est amoureux d’Olia, une fée qui souhaite devenir mortelle pour afin de vivre cet amour. Mais, victime de la jalousie de son frère tyrannique, il est condamné à l’exil et se retrouve au cœur d’un monde qui ne croit plus au sien : le nôtre. Il y a donc également l’histoire de Joshua, ce garçon qui vient d’on ne sait trop où et qui est quasi-amnésique. Il est adopté par un couple de confiseur, les Perle, qui seront déportés lors de la Seconde Guerre mondiale tandis que lui sera au front. Ensuite, il y a celle du narrateur, un jeune garçon dont le chemin croise celui du vieux Joshua Perle. Ce dernier n’a eu de cesse, toute sa vie, de chercher les traces de magie afin d’inverser le sort dont il a été la cible. Car quand un prince aime une fée, dans un monde ou dans l’autre, c’est éternel.

Avec son indéniable talent, Timothée de Fombelle nous livre à nouveau un ouvrage, entre réel et féerie, dont la poésie et la profondeur ne peuvent que remuer. Avec des phrases dont la limpidité font l’évidence, il nous parle d’amour, de guerre, de filiation et de mémoire. Sous sa plume, même la violence sait se parer des atours de la douceur, et bouleverse ainsi un lecteur transporté. Il raconte la quête universelle d’un absolu personnel, d’un but à la vie, d’un fragment de beauté et d’éternité. Les personnages se sondent eux-mêmes en cherchant les autres. Quant à ce qu’ils trouvent, c’est souvent flou. Mais certainement ils nous offrent un grand roman d’aventures qui porte aux nues les pouvoirs de l’imaginaire et de l’imagination.

Du même auteur, lisez Neverland et Tobie LolnessTobie Lolness.

Découvrez aussi La Quête d’Ewilan de Pierre Bottero et En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut.

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Jean-Baptiste de Panafieu, L’Eveil

panafieu-leveil-iL’éveil de la jeune chienne était pour elle une véritable révélation dont elle ne savait pas encore quoi penser. Elle comprenait bien mieux ce qui se passait dans sa famille, et surtout était capable d’analyser et de prévoir les actions des uns et des autres. Auparavant, elle ressentait les émotions, puis ses sentiments s’estompaient très vite, trop vite pour qu’elle puisse relier les faits entre eux. Les événements s’enchaînaient, sans logique apparente, du moins sans qu’elle en perçoive toujours la cohérence. Et maintenant, tout était beaucoup plus clair. Elle avait par exemple saisi que les parents sortaient tous les jours pour « travailler », même si le concept restait encore un peu flou.

Gulf Stream, page 49

Laura cherche un remède à la maladie d’Alzheimer et met au point un virus qui permet de multiplier les cellules nerveuses. Comme de coutume, elle le teste sur une souris et… le virus fonctionne, avec des effets inattendus. Petit à petit, le rongeur prend conscience de lui-même et réussit à s’échapper de sa cage. C’est ainsi qu’il se fait manger par un chat qui s’éveille à son tour et qui se fait mordre par un rat qui etc. L’éveil des animaux, domestiques puis sauvages, en France puis à travers le monde, va chambouler le système mis en place par les humains. Chaque espèce réagit de manière différente, mettant ou non en place des organisations politiques, ouvrant le débat ou refusant la communication et a fortiori les négociations avec l’espèce humaine – elle-même en premier lieu rétive à toute forme de collaboration. L’industrie agro-alimentaire s’affole et cherche à capturer Laura pour qu’elle mette au point un contre-virus efficace qui endiguerait cette révolution fondamentale. Accompagnée de son frère Gabriel et de ses amis Alya et Clément, ainsi que de « son » chat Chou-K, de la chienne Cabosse et du perroquet Montaigne, elle va tenter de leur échapper tout en sauvegardant le nouvel équilibre précaire entre les différentes forces de la nature et de la société humaine.

Scientifique de profession, Jean-Baptiste de Panafieu nous livre ici un roman de science-fiction parfaitement cohérent. Il y a une justesse dans la manière dont la trame narrative sert la réflexion écologique, politique et philosophique. Pas de grands discours, mais des mises en situations qui permettent de titiller là où ça peut faire mal. Les questions posées sont nombreuses et inévitables, mais sans dogmatisme et c’est agréable. Fidèle à sa démarche, l’auteur ne se concentre pas tant sur les humains : il ne s’agit pas seulement de savoir comment les hommes réagiraient en de telles circonstances que de saisir les enjeux, les abus et la codépendance qui peut exister entre les espèces. « L’intrigue » est entrecoupée des récits successifs de l’éveil des différents animaux, qui lui donnent sa couleur et sa cohérence.

Découvrez aussi Le Gang de la clef à molette d’Edward Abbey et La Faim du tigre de René Barjavel.

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Judith Bouilloc, Les Maîtres du Vent

Bouilloc - Les Maîtres du VentTrois jours plus tard, une liste fut dressée sur la plage d’Evada. Yann fut étonné de découvrir que son nom figurait sur le tableau des admis parmi une centaine d’autres patronymes. Adémar faisait aussi partie de ce groupe d’élus et en était visiblement fou de joie. Les candidats sélectionnés étaient invités à revenir, sur cette même plage, le lendemain, avec rien d’autre que ce qu’ils portaient sur le dos et dans leurs poches. Bien sûr, les armes étaient strictement interdites. Yann devrait dire adieu à son fauchon et à son arc. Il demanda à Mistral Sharon su les animaux étaient acceptés à l’école de Gio. La réponse fut négative. Mais le Waldganger n’avait pas trop d’espoir. Pooka n’était pas un lapin nain, mais un mégacéros. Yann s’interrogea : quant à lui, sa place était-elle vraiment sur cette île à l’horizon, ou devait-il repartir sur le dos de sa monture ?

Artège jeunesse, page 72

Yann est profondément Waldganger et rêve de devenir guerrier (comme son père décédé) et d’intégrer la Garde. Doué également de talents de sculpteur et de guérisseur, il conjugue rêve d’exploits et attentions à la vie. L’école des Maîtres du Vent puis l’école de guerre de SoenTsu font de lui un redoutable guerrier aux nombreux talents : il allie appétence et facultés naturelles à un entraînement intense et varié. Son chemin se trouve jalonné d’amitiés intenses et de découvertes pas toujours heureuses. Pris dans les affres de la guerre et de la politique, il devra faire œuvre de diplomatie pour sauver la paix.

Côté scénario et écriture, c’est plaisant et rafraichissant sans être transcendant. L’histoire est bien ficelée, les personnages attachants et les paysages grandioses et variés. Là où Judith Bouilloc parvient à se démarquer, c’est dans la réflexion sociale et politique qui jalonne le roman. Elle évite les écueils du manichéisme avec une bonne société menacée par le Mal. Au contraire, elle présente trois modèles (variations sur la démocratie et la monarchie) et questionne autant leur nature que leur codépendance, et donc les relations entretenues entre les peuples et les gouvernements. La pédagogie est également interrogée : c’est en surface et pas toujours pertinent (à mon sens), mais ça a le mérite d’être là, dans un roman pour adolescents. Et pour ne rien gâcher, la culture reçoit les honneurs tandis que le racisme est mis au bûcher : une école qui refuserait d’accueillir des étrangers ? C’est douloureusement de circonstance !

Le tout donne envie de retourner lire à Marseille et de recevoir quelques bourrasques marines que je pourrais apprendre à transcrire en solfège éolien… Des pages qui résolument veulent se tourner au soleil, en vacances, la tête dans les nuages mais les pieds sur terre.

Découvrez aussi La Passe-miroir de Christelle Dabos et Oksa Pollock de Cendrine Wolf et Anne Plichota.

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Evelyne Brisou-Pellen, Les Messagers du temps

Brisou-Pellen - Les Messagers du temps 1Windus songea qu’il connaissait l’histoire de tous les peuples celtes, mais qu’il lui restait beaucoup à apprendre sur la nature du monde, le mouvement des astres et les pouvoirs des druides. Comment utiliser la magie de la parole, se servir des plantes, influer sur les forces de la nature ? Il avait tant à découvrir ! Pourvu que Morgana ne le dénonce pas !

Non, il avait confiance. Si cela n’avait pas paru trop prétentieux, il aurait dit que, bien qu’il soit esclave et elle libre, Morgana était son amie. En tout cas, pour la première fois depuis bien longtemps, il ne se sentait plus seul. Pour la première fois depuis qu’il avait vu ses parents agoniser dans une mare de sang et sa sœur partir enchaînée au milieu d’une colonne de prisonniers. Quand il revoyait son dernier regard, le désespoir le suffoquait. Il avait beau se répéter que lui aussi était esclave, ça ne le consolait pas. Sa sœur était si fragile…

Folio Junior, page 19

Ils sont trois messagers du temps, qui reviennent sur la Terre au fil de l’Histoire et des tomes. Trois entités qui forment un tout, un équilibre à la vie.

Dans le premier opus, qui se passe à Alésia, Windus, Morgana et Pétrus sont nés dans des camps différents. Le premier est un esclave germain, la deuxième est celte, et le troisième est un Celte de Province, région rattachée à Rome. Doué chacun de talents particuliers, ils vont s’unir pour le salut de leurs peuples.

Les Messagers du temps a clairement une vocation didactique. Malheureusement, celle-ci passe au premier plan et annihile le plaisir de la lecture. Il y a profusion de termes spécialisés et de rappels historiques qui paraissent plaqués à l’histoire, qui devient alors seulement prétexte. Peut-être est-ce un ouvrage qui mériterait d’être découvert enfant et n’est pas fait pour vieillir avec le lecteur, mais le tout manque indéniablement de relief et d’intérêt. Ce sentiment se confirme avec le deuxième épisode. Si le troisième ne me convainc pas plus, j’arrêterai ici. J’ai déjà connu plus de finesse aux romans historique d’Evelyne Brisou-Pellen…

Découvrez aussi La Bicyclette bleue de Régine Deforges et L’Autre de Pierre Bottero.

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Jean-Claude Mourlevat, Terrienne

Mourlevat - TerrienneAvant de descendre, le lendemain matin, je me suis placée, tout habillée, devant le miroir de la salle de bains et je me suis posée cette question objective : est-ce qu’on peut deviner que je respire ? La réponse était oui. Même en suivant les recommandations de Mme Stormiwell, inspirer par le nez et garder la bouche fermée, j’étais trahie par le mouvement régulier de mon thorax et celui des épaules. Je me suis souvenue d’une technique apprise au cours d’un stage de théâtre, la respiration par le ventre. Il suffit de bien relâcher le haut du corps, et de laisser l’abdomen se gonfler. J’ai essayé. C’était beaucoup mieux, il me manquait juste un vêtement plus ample que mon pull et ma veste.

Je me suis répété mentalement les consignes de survie : ne pas éternuer, ne pas se moucher, ne pas courir. Cela faisait beaucoup. Sans oublier celle qui serait peut-être la plus difficile à observer : ne pas rire.

Gallimard Jeunesse, page 59

Sa sœur a disparu depuis un an lorsqu’un message parvient à Anne par la radio : peu audible et compréhensible, il fait renaître l’espoir, la pousse à partir à sa recherche. C’est ainsi que la jeune fille passe de l’autre côté, dans un monde sans nom où tout ce qui paraît constitutif de l’humanité n’a pas lieu d’être ou n’existe pas : respirer pour commencer. Rire, pleurer, éternuer, courir, ressentir. Pourtant, sur sa route, Anne va rencontrer des alliés inestimables, qui lui permettront d’avancer et de se découvrir.

Ah, et puis il y a aussi une histoire d’amour.

C’est avec beaucoup de tact et de finesse que Jean-Claude Mourlevat écrit. Sous couvert de science-fiction, il aborde la question de l’individu et du groupe, de l’individu dans le groupe, de sa possible dissolution. Il présente un système sociétal cohérent et qui s’autojustifie par sa bonne marche : malheureusement, son efficience le rend ennuyeux, et dangereux pour celui qui n’épouse pas parfaitement la place qu’on lui a attribuée. Sans grands discours ni réflexions pseudo-philosophiques, l’auteur pousse le lecteur à la réflexion : politique, amour, nature humaine et sens de la vie, rien que ça. Et, tour de force, il nous fait prendre conscience de notre respiration. En imaginant un monde où celle-ci n’existe pas, elle prend une place inestimable, devient précieuse à chaque page.

Du même auteur, lisez Le Combat d’hiver.

Découvrez aussi La Passe-miroir de Christel Dabos et Le Livre de Saskia de Marie Pavlenko.

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Jean-Claude Mourlevat, Le Combat d’hiver

Mourlevat - Le Combat d'hiverIl fallut se rendre à l’évidence : la résolution de Milos était irrévocable. La consoleuse et Helen lui préparèrent en silence un sac rempli de provisions et de vêtements chauds. Il était trois heures du matin quand ils quittèrent la petite maison.

À la fontaine, où leurs routes se séparaient, ils restèrent un instant face à face, désemparés, ne sachant comment se dire adieu. Puis, sans qu’on sache qui des deux avait fait le premier mouvement, ils s’avancèrent l’un vers l’autre, s’enlacèrent et s’étreignirent de toutes leurs forces. Ils s’embrassèrent les joues, la bouche, le front, les mains. Le froid les soudait l’un à l’autre.

– Je ne peux pas te quitter, pleura Helen… Je ne peux pas…

– Tu veux venir avec moi ? demanda Milos. 

– Oui, je veux venir !

– Tune me reprocheras pas de t’avoir entraînée ?

– Jamais…

– Je ne sais pas où ça finira, cette affaire, tu t’en doutes…

– Je m’en fiche. Je viens.

– On ne se quitte plus alors ?

– On ne se quitte plus.

– Promis ?

– Promis.

Gallimard Jeunesse, pages 120-121

Quatre adolescents s’évadent de leur internat. Helen, Milena, Milos et Bartolomeo. Quatre adolescents enfermés parmi d’autres, enfants de révoltés, devant être rééduqués, dressés, redressés, pour correspondre aux attentes d’une société devenue dure, violente et dominatrice. C’est à un monde noir et inconnu qu’ils vont devoir faire face, eux qui connaissent seulement la rudesse et la prévisibilité absolue du quotidien de l’internat. Seules lueurs d’espoir et de douceur des dernières années, leurs visites chez leurs consoleuses, quelques heures quelques fois dans l’année. Dorénavant, ils se trouvent plongés dans un combat qui devient peu à peu le leur, sans qu’ils ne parviennent toujours à saisir les tenants et les aboutissants de leurs rôles et des enjeux. Un combat que leurs parents ont perdu quinze ans plus tôt. Un combat où la culture, l’amour et l’amitié sont des armes fragiles mais puissantes. Les seules armes qu’ils ont à leur disposition, avec leur courage et leur volonté. Un combat désespéré pour retrouver un semblant de liberté et de dignité.

Jean-Claude Mourlevat bâtit un monde à cheval entre le réalisme et le fantastique. Des créatures hors du commun incarnent le pire déséquilibre de cette société qu’il décrit : entre une violence froide et sanguinaire – celle des hommes-chiens – et une soumission obstinée teintée de fierté – celle des hommes-chevaux –, les « humains » évoluent tête baissée, brimés par la dureté de leur vie. Visage d’une dictature, cet univers bloque résolument l’accès à la lumière. Les procédés manquent parfois de finesse, mais ont le mérite de mettre en évidence le pouvoir de la culture – musique, littérature… – sur les cœurs.

J’ai parfois levé les yeux au ciel – c’est fou comme il est apparemment difficile pour les auteurs de se défaire de clichés sexistes, semblant de rien – mais ai globalement passé un bon et intéressant moment de lecture.

Du même auteur, lisez Terrienne.

Découvrez aussi Je suis sa fille de Benoît Minvile et La Passe-miroir de Christelle Dabos.

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Tamora Pierce, Alanna

Pierce - Alanna IUne cloche qui tintait dans une tour surplombant l’aile des pages réveilla Alanna à l’aube. Elle plongea son visage dans l’eau froide en bougonnant. Encore épuisée de sa chevauchée de cinq jours, elle aurait bien voulu pour une fois faire la grasse matinée.

Gary, bien réveillé et d’une jovialité qui lui parut insolente, vint la chercher alors qu’elle finissait à peine de s’habiller. Alanna, qui avait horreur de prendre un petit déjeuner et se serait contentée d’une pomme, se retrouva devant une assiette débordante servie par Gary.

– Mange, lui conseilla-t-il, tu vas avoir besoin de toutes tes forces.

La cloche tinta de nouveau. Les pages se hâtèrent pour assister à leurs premières leçons de la journée. Alanna courait pour rester à la hauteur de son mentor.

– Première leçon : lecture et écriture, lui expliqua-t-il.

– Mais je sais déjà lire et écrire ! protesta Alanna.

– Ah bon ? Bien. Tu n’as pas idée du nombre d’enfants de nobles qui l’ignorent. Ne t’inquiète pas, jeune Trébond, ajouta-t-il avec un sourire qui lui illumina son visage, je suis sûr que les professeurs te trouveront une occupation.

Hachette Jeunesse, tome I, pages 53-54

Destinée au couvent, Alanna rêve de devenir chevalier. Quant à Thom, son frère jumeau, il souhaite devenir un grand magicien. Prenant leur destin en main, ils décident d’échanger leur place. C’est donc sous l’apparence d’un garçon et le nom d’Alan qu’Alanna fait ses débuts en tant que page. L’entraînement est difficile, mais plus grande encore est la volonté de la jeune fille. Petit à petit, elle prend ses marques et fait ses preuves. Le chemin sera long et parfois difficile. Heureusement, elle est accompagnée du fidèle Coram, entourée par ses amis et soutenue par Jonathan – le futur roi – et George – le roi des voleurs. Grâce à sa droiture et son habileté au combat, elle parvient peu à peu à s’imposer et se rendre indispensable dans cet univers masculin.

Composée de quatre tomes, cette saga est très agréable à lire. L’auteure a réussi à trouver un équilibre entre action et introspection. On se laisse embarquer dans de grandes chevauchées à travers le royaume, tout en guettant la manière dont Alanna réussira à s’approprier ses sentiments et son corps d’adolescente puis de femme, avec tout ce que cela implique de changements. On assiste également à l’affrontement entre de grands pouvoirs : le Don est une magie puissante, très proche des forces de la nature, qu’il est nécessaire d’entraîner et de maîtriser, au risque de se laisser consumer.

Les personnages sont attachants et ne versent pas trop dans le manichéisme. C’est un plaisir de voir grandir la fougueuse Lionne de Tortall !

Découvrez aussi La Fille aux licornes de Lenia Major et La Quête d’Ewilan de Pierre Bottero.

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