Judith Bouilloc, Les Maîtres du Vent

Bouilloc - Les Maîtres du VentTrois jours plus tard, une liste fut dressée sur la plage d’Evada. Yann fut étonné de découvrir que son nom figurait sur le tableau des admis parmi une centaine d’autres patronymes. Adémar faisait aussi partie de ce groupe d’élus et en était visiblement fou de joie. Les candidats sélectionnés étaient invités à revenir, sur cette même plage, le lendemain, avec rien d’autre que ce qu’ils portaient sur le dos et dans leurs poches. Bien sûr, les armes étaient strictement interdites. Yann devrait dire adieu à son fauchon et à son arc. Il demanda à Mistral Sharon su les animaux étaient acceptés à l’école de Gio. La réponse fut négative. Mais le Waldganger n’avait pas trop d’espoir. Pooka n’était pas un lapin nain, mais un mégacéros. Yann s’interrogea : quant à lui, sa place était-elle vraiment sur cette île à l’horizon, ou devait-il repartir sur le dos de sa monture ?

Artège jeunesse, page 72

Yann est profondément Waldganger et rêve de devenir guerrier (comme son père décédé) et d’intégrer la Garde. Doué également de talents de sculpteur et de guérisseur, il conjugue rêve d’exploits et attentions à la vie. L’école des Maîtres du Vent puis l’école de guerre de SoenTsu font de lui un redoutable guerrier aux nombreux talents : il allie appétence et facultés naturelles à un entraînement intense et varié. Son chemin se trouve jalonné d’amitiés intenses et de découvertes pas toujours heureuses. Pris dans les affres de la guerre et de la politique, il devra faire œuvre de diplomatie pour sauver la paix.

Côté scénario et écriture, c’est plaisant et rafraichissant sans être transcendant. L’histoire est bien ficelée, les personnages attachants et les paysages grandioses et variés. Là où Judith Bouilloc parvient à se démarquer, c’est dans la réflexion sociale et politique qui jalonne le roman. Elle évite les écueils du manichéisme avec une bonne société menacée par le Mal. Au contraire, elle présente trois modèles (variations sur la démocratie et la monarchie) et questionne autant leur nature que leur codépendance, et donc les relations entretenues entre les peuples et les gouvernements. La pédagogie est également interrogée : c’est en surface et pas toujours pertinent (à mon sens), mais ça a le mérite d’être là, dans un roman pour adolescents. Et pour ne rien gâcher, la culture reçoit les honneurs tandis que le racisme est mis au bûcher : une école qui refuserait d’accueillir des étrangers ? C’est douloureusement de circonstance !

Le tout donne envie de retourner lire à Marseille et de recevoir quelques bourrasques marines que je pourrais apprendre à transcrire en solfège éolien… Des pages qui résolument veulent se tourner au soleil, en vacances, la tête dans les nuages mais les pieds sur terre.

Découvrez aussi La Passe-miroir de Christelle Dabos et Oksa Pollock de Cendrine Wolf et Anne Plichota.

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Evelyne Brisou-Pellen, Les Messagers du temps

Brisou-Pellen - Les Messagers du temps 1Windus songea qu’il connaissait l’histoire de tous les peuples celtes, mais qu’il lui restait beaucoup à apprendre sur la nature du monde, le mouvement des astres et les pouvoirs des druides. Comment utiliser la magie de la parole, se servir des plantes, influer sur les forces de la nature ? Il avait tant à découvrir ! Pourvu que Morgana ne le dénonce pas !

Non, il avait confiance. Si cela n’avait pas paru trop prétentieux, il aurait dit que, bien qu’il soit esclave et elle libre, Morgana était son amie. En tout cas, pour la première fois depuis bien longtemps, il ne se sentait plus seul. Pour la première fois depuis qu’il avait vu ses parents agoniser dans une mare de sang et sa sœur partir enchaînée au milieu d’une colonne de prisonniers. Quand il revoyait son dernier regard, le désespoir le suffoquait. Il avait beau se répéter que lui aussi était esclave, ça ne le consolait pas. Sa sœur était si fragile…

Folio Junior, page 19

Ils sont trois messagers du temps, qui reviennent sur la Terre au fil de l’Histoire et des tomes. Trois entités qui forment un tout, un équilibre à la vie.

Dans le premier opus, qui se passe à Alésia, Windus, Morgana et Pétrus sont nés dans des camps différents. Le premier est un esclave germain, la deuxième est celte, et le troisième est un Celte de Province, région rattachée à Rome. Doué chacun de talents particuliers, ils vont s’unir pour le salut de leurs peuples.

Les Messagers du temps a clairement une vocation didactique. Malheureusement, celle-ci passe au premier plan et annihile le plaisir de la lecture. Il y a profusion de termes spécialisés et de rappels historiques qui paraissent plaqués à l’histoire, qui devient alors seulement prétexte. Peut-être est-ce un ouvrage qui mériterait d’être découvert enfant et n’est pas fait pour vieillir avec le lecteur, mais le tout manque indéniablement de relief et d’intérêt. Ce sentiment se confirme avec le deuxième épisode. Si le troisième ne me convainc pas plus, j’arrêterai ici. J’ai déjà connu plus de finesse aux romans historique d’Evelyne Brisou-Pellen…

Découvrez aussi La Bicyclette bleue de Régine Deforges et L’Autre de Pierre Bottero.

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Jean-Claude Mourlevat, Terrienne

Mourlevat - TerrienneAvant de descendre, le lendemain matin, je me suis placée, tout habillée, devant le miroir de la salle de bains et je me suis posée cette question objective : est-ce qu’on peut deviner que je respire ? La réponse était oui. Même en suivant les recommandations de Mme Stormiwell, inspirer par le nez et garder la bouche fermée, j’étais trahie par le mouvement régulier de mon thorax et celui des épaules. Je me suis souvenue d’une technique apprise au cours d’un stage de théâtre, la respiration par le ventre. Il suffit de bien relâcher le haut du corps, et de laisser l’abdomen se gonfler. J’ai essayé. C’était beaucoup mieux, il me manquait juste un vêtement plus ample que mon pull et ma veste.

Je me suis répété mentalement les consignes de survie : ne pas éternuer, ne pas se moucher, ne pas courir. Cela faisait beaucoup. Sans oublier celle qui serait peut-être la plus difficile à observer : ne pas rire.

Gallimard Jeunesse, page 59

Sa sœur a disparu depuis un an lorsqu’un message parvient à Anne par la radio : peu audible et compréhensible, il fait renaître l’espoir, la pousse à partir à sa recherche. C’est ainsi que la jeune fille passe de l’autre côté, dans un monde sans nom où tout ce qui paraît constitutif de l’humanité n’a pas lieu d’être ou n’existe pas : respirer pour commencer. Rire, pleurer, éternuer, courir, ressentir. Pourtant, sur sa route, Anne va rencontrer des alliés inestimables, qui lui permettront d’avancer et de se découvrir.

Ah, et puis il y a aussi une histoire d’amour.

C’est avec beaucoup de tact et de finesse que Jean-Claude Mourlevat écrit. Sous couvert de science-fiction, il aborde la question de l’individu et du groupe, de l’individu dans le groupe, de sa possible dissolution. Il présente un système sociétal cohérent et qui s’autojustifie par sa bonne marche : malheureusement, son efficience le rend ennuyeux, et dangereux pour celui qui n’épouse pas parfaitement la place qu’on lui a attribuée. Sans grands discours ni réflexions pseudo-philosophiques, l’auteur pousse le lecteur à la réflexion : politique, amour, nature humaine et sens de la vie, rien que ça. Et, tour de force, il nous fait prendre conscience de notre respiration. En imaginant un monde où celle-ci n’existe pas, elle prend une place inestimable, devient précieuse à chaque page.

Du même auteur, lisez Le Combat d’hiver.

Découvrez aussi La Passe-miroir de Christel Dabos et Le Livre de Saskia de Marie Pavlenko.

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Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette

abbey-le-gang-de-la-clef-a-moletteBientôt les pick-up apparurent. Ils descendaient la route en cahotant jusqu’au chantier, s’arrêtaient, déchargeaient leurs passagers, repartaient. Dans ses jumelles, Hayduke vit les ouvriers se disperser, gamelles ballantes, casques luisants dans la lumière du matin, puis se hisser dans la cabine de leurs véhicules respectifs. Les choses commencèrent à s’animer ; çà et là, quelques machines crachèrent des nuages de diesel. Certains engins démarrèrent ; d’autres ne démarraient pas, ou refusaient de démarrer, ou ne démarreraient plus jamais. Hayduke observait la scène avec satisfaction. Il savait une chose que les opérateurs ignoraient : ils étaient tous dans la merde.

Éditions Gallmeister, page 116

Ils sont quatre. Le docteur Sarvis, chirurgien à ses heures officielles, pyromane à ses heures perdues. Bonnie, sa superbe maîtresse, un caractère de feu dans un corps de bombe. Hayduke, un vétéran du Vietnam qui boit sa bière comme il respire et vibre pour les armes à feu. Smith, mormon et polygame, qui fait descendre les voies d’eau aux touristes. Pas grand-chose en commun au premier abord, et pourtant une folie de vivre, une haine de l’industrialisation galopante et un jusqu’au-boutisme tempétueux vont les unir indéfectiblement. Armés de clefs à molettes, entre autres bâtons de dynamite, ils vont faire sauter des ponts, dézinguer des bulldozers, rêver d’anéantir le barrage du coin. Une organisation au pied levée mais bien huilée par l’inconséquence de l’obstination, qui les mènera loin sur le chemin de la destruction avant de les entraîner dans une course poursuite avec les représentants de l’ordre social et de la morale établie. Une traque douloureuse et haletante dans le désert…

Le Gang de la clef à molette est un ouvrage dense. L’auteur nous fait tout de suite entrer dans le feu de l’action, mais j’ai mis du temps à me laisser prendre. Tous les ingrédients sont là pourtant : des personnages qui détonnent, une plume affutée, un humour orageux, un propos politique, une morale défaillante. Peut-être la faute à la tête ailleurs, à une alchimie qui n’a pas pris. Trop de détails techniques qui m’ont laissée dans une incompréhension mécanique pas désagréable mais un peu longue. Chapeau bas tout de même pour la tension que l’auteur fait naître au creux de nos ventres, la chaleur palpable, la douleur désertique. La poésie abrupte de l’immensité des paysages et de la bêtise humaine. Un ouvrage fort dans tous les cas.

Découvrez L’Île du point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès et Les Frères Sisters de Patrick DeWitt.

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Jean-Marie Blas de Roblès, L’Île du Point Némo

Blas de Roblès - L'Île du point Némo– Avez-vous lu le New Herald de ce week end ? dit Holmes en sortant un calepin de la poche de son veston. 

– Vous savez bien que je ne lis jamais les journaux…

– Tout le monde peut changer, même vous. Mais, passons. Vous n’avez donc pas eu connaissance de ce fait divers étonnant. Je vous le lis : « Lundi, dernier, un promeneur de l’île de Skye, en Écosse, a eu la surprise de découvrir sur la place un pied humain coupé à mi-tibia ; momifié par le sel, ce membre était encore chaussé d’une basket montante. Deux jours plus tard, trente kilomètre à l’est, au fond du loch de Glen Schiel, la mer a rejeté un deuxième pied humain tout à fait semblable. Hier, enfin, au sud de Kyle of Lochalsh – c’est-à-dire au sommet d’un triangle équilatéral formé par les deux points précédents –, le chien de Mrs Glenfidich a rapporté à sa maîtresse un troisième pied coupé d’une façon analogue et portant lui aussi le même type de chaussure. Outre le fait que ces découvertes macabres sont peu fréquentes dans un compté où il n’existe ni requin ni crocodiles, on n’a signalé à la police aucune disparition depuis deux ans. » Holmes fit une courte pause et leva un doigt, requérant l’attention de Canterel sur la suite : « Pour épaissir ce que les habitants du cru appellent déjà le “mystère des trois arpions”, il convient de noter qu’il met en scène trois pieds droits de pointure différente, mais chaussés du même modèle de basket. »

– De quelle marque ? demanda Canterel.

– Anankè…

– J’espère que vous n’avez pas fait tout ce chemin uniquement pour me raconter ça ?

Zulma, pages 18-19

Un fabuleux diamant a été volé à Lady MacRae. Afin de le retrouver, cette dernière fait appel à Martial Canterel – un richissime opiomane qui se trouve être le père de sa fille endormie depuis de nombreuses années. Celui-ci se met en route avec son inventive secrétaire Miss Sherington, son comparse Holmes et le majordome de celui-ci, Grimod. Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Pékin, Sidney… le chemin est long et tumultueux, ponctué par des affrontements armés, une débauche sexuelle de premier ordre et des considérations scientifiques et médicales. Mais, pour notre plus grand plaisir, les énigmes sont farfelues, les moyens de locomotion merveilleux et les rencontres occasionnées peu communes.

À cette grande aventure se mêlent des extraits de vie d’une fabrique de cigares du Périgord où, à l’instar de la tradition caribéenne, la pratique de la lecture à haute voix a toujours cours, fabrique récemment transformée en usine d’assemblage de liseuses électroniques. L’occasion de faire des incursions dans le quotidien de certains des employés…

L’Île du Point Némo est un puits d’imagination où la fiction défie toute les lois de la réalité. Avec un humour abrasif et une plume ludique, Jean-Marie Blas de Roblès nous embarque dans une folle épopée. L’on ne sait lequel des personnages est le plus rocambolesque ni laquelle des situations la plus surprenante. Il suffit de suivre nos détectives, au risque de s’essouffler avec eux. Mais c’est le seul moyen de s’émerveiller face à un monde qui regorge de créatures aussi monstrueuses que fabuleuses.

De plus, c’est avec talent que l’auteur parvient à mêler à son intrigue une réelle réflexion sur le rôle de la littérature : entre ses mains, celle-ci devient autant sujet qu’objet, elle est le moyen qui permet de disserter à son propos. Il est précieux de se laisser emporter aussi plaisamment dans un combat pour la nature par la culture.

Découvrez aussi Les Frères Sisters de Patrick DeWitt et La Chasse aux trésors d’Andrea Camilleri.

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Patrick DeWitt, Les Frères Sisters

DeWitt - Les Frères SistersJe me réveillai à l’aube avec une douleur persistante à la tête, plutôt due à une fatigue générale qu’à l’abus d’alcool, même si boire n’avait pas amélioré la situation. Je plongeai mon visage dans la cuvette pleine d’eau et brossai mes dents devant la fenêtre ouverte pour sentir la brise sur mon crâne. Il faisait frais dehors, mais le fond de l’air était doux ; je sentais là les prémices du printemps, ce qui me procura une grande satisfaction, accompagnée d’un sentiment d’ordre et de justice. Je traversai la chambre pour voir comment Charlie abordait la journée. Il allait beaucoup moins bien que moi.

« Je me sentais fébrile moi aussi, lui dis-je, mais ça va de mieux en mieux. Je crois que cette poudre pour les dents a un genre de vertus curatives.

– Commande-moi un bain, croassa-t-il, enfoui au milieu des édredons et des draps. Dis à la femme que je le veux brûlant.

– Un bain coûte vingt-cinq cents », dis-j. Je le savais car j’avais remarqué un panneau dans l’entrée de l’hôtel fournissant cette précision, parce que, chez nous, un bain ne coûtait que cinq cents. Mais Charlie se moquait du prix. « Même si ça coûtait vingt-cinq dollars, ça me serait égale. Un bain me sauvera la vie, pour autant qu’elle puisse l’être. Je veux que l’eau soit assez chaude pour cuire un poulet. Et pourrais-tu aussi aller me chercher des médicaments chez l’apothicaire ? »

Je dis, « Je me demande ce que dirait le Commodore s’il savait que celui qu’il a choisi pour diriger ses opérations est si souvent malade parce qu’il boit trop.

– Assez parlé, supplia-t-il. Va trouver la femme. Brûlant, dis-lui.

– Je reviendrai après avoir été chez l’apothicaire.

– Dépêche-toi, s’il-te-plaît. »

Babel, pages 63-64

Dans l’Amérique de la Ruée vers l’or, honneur, dollar et rivalités mènent sur de sombres chemins, où la mort se tient en embuscade. Les frères Sisters, Eli et Charlie, sont des professionnels : ils tétanisent, tuent et ramassent le pactole pour leur grand chef, le Commodore. Leur sinistre réputation les précède. Pour notre part, nous les suivons dans les méandres absurdes de leur dernière mission, l’exécution d’un chercheur d’or. L’indifférence de l’un fait échos à l’introspection de l’autre, qui, inlassablement, cherche à donner du sens à sa vie. Chevaux, alcool, superstitions, femmes, bandits… des ingrédients, qui, combinés de mille manières, donnent naissance à autant de péripéties.

Les Frères Sisters est un bel hommage aux classiques du western : humour noir et excentricité se font la part belle, sans jamais tomber dans la caricature. Tout y est et pourtant tout est détourné. J’aime comment Patrick DeWitt revisite ce genre, j’aime comment, avec des mots, il projette les Sept Mercenaires et Rio Bravo sur l’écran de ma mémoire, tout en s’en éloignant constamment. À coup de rire, tout est dans la finesse : la sincérité et la puissance de la relation qui lie les deux frères, l’évanescence de l’illusion amoureuse, et l’inanité de la quête du pouvoir et de la richesse.

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